Séries

Shōgun : avant la série Disney+, la version des années 1980 qui a énervé Akira Kurosawa

Par Mathieu Jaborska
27 avril 2024
MAJ : 4 mai 2024
Shōgun : avant Disney+, la série qui a énervé Kurosawa

La coqueluche critique du moment, c'est la série Shōgun sur Disney+. Soit la nouvelle adaptation d'un roman qui avait déjà fait sensation dans les années 1980. Du moins, en Occident.

Propulsée par des critiques quasi unanimes (dont la nôtre), la série FX Shōgun diffusée en sur Disney+ fait beaucoup parler d'elle. Il faut dire que le défi relevé était de taille : non seulement le thème des échanges culturels entre l'Occident et le Japon est pour le moins complexe, mais elle devait être à la hauteur de la première adaptation du roman de James Clavell, ce qui n'est pas peu dire.

Superproduction commandée par NBC, Shōgun version 1980 est un véritable totem télévisuel, qui non content de réunir Toshirô Mifune, est devenu un symbole des rapports ambigus entre le cinéma américain et l'histoire japonaise. Au point d'ailleurs de s'attirer les foudres de l'un des plus grands metteurs en scène à avoir foulé cette Terre.

 

Shōgun : photo, Hiroyuki Sanada Deux adaptations d'exception ?

 

Du roman à l'avalanche de thunes

En 1975, l'auteur britannique James Clavell publie Shōgun, troisième volet de sa saga asiatique (le premier chronologiquement). Le roman s'inspire de l'histoire de William Adams, premier navigateur anglais à avoir atteint le Japon, ainsi que des grands évènements survenus au Japon durant le 17e siècle. Il reprend plusieurs personnages historiques, tout en changeant les noms et en adaptant le tout à sa sauce bien entendu. Il devient très vite un best-seller et introduit de nombreux Américains à la culture japonaise.

Quelques années plus tard, la chaîne ABC diffuse Roots, mini-série de 12 heures adaptée d'un roman de Alex Haley. Elle raconte l'histoire d'un adolescent victime du commerce triangulaire, réduit en esclavage aux États-Unis. Avec un budget de 6 millions de dollars, elle explose tous les compteurs d'audience. C'est probablement envieuse de ce succès que la concurrente NBC, en partenariat avec Paramount, entreprend une adaptation du roman de Clavell. Et elle y met les moyens, à savoir 22 millions de dollars. En 2024, avec l'inflation, cela correspondrait à 83,3 millions de dollars, soit plus que les cinq premières saisons de Game of Thrones.

 

Racines : photo Roots, a.k.a Racines

 

Pour le scénario, ils s'associent avec l'auteur, enthousiaste à l'idée de transposer son texte sur le petit écran, et ent le 9 février 1979 Jerry London, spécialisé lui aussi dans le téléfilm.

 

Shōgun : photo, Richard Chamberlain Une perspective intéressante

 

Dream team

Jusqu'ici, tout va bien. Ne reste plus qu'à composer le casting, qui va largement contribuer au succès de la série. Clavell tient à engager un comédien anglais. Selon London dans le making-of, pour le rôle principal, ils se tournent donc vers Sean Connery, qui refuse, n'ayant jamais fait de télévision. Ils changent alors de James Bond et font une proposition à Roger Moore, en vain. Désespérés de trouver un nom connu issu du cinéma, ils se rabattent sur la vedette TV Richard Chamberlain, qui lit le roman et se laisse pousser la barbe pour l'occasion. Il convaincra largement l'écrivain avec sa performance.

John Rhys-Davies est repéré à Londres et décroche le rôle de Vasco Rodrigues. À l'époque, il a derrière lui une longue carrière, principalement dans la série télévisée. C'est dans Shōgun qu'il fera forte impression à Steven Spielberg, lequel lui dira, comme rapporté chez IGN, "Écoute, tu te rends compte que Shogun a été vue par plus de gens que tous mes films cumulés au cinéma ?", et lui confiera le personnage de Sallah dans Les Aventuriers de l'arche perdue. Le début d'une longue épopée, jusqu'au Seigneur des Anneaux. Voilà pour le casting occidental, qui comprend également une voix off de Orson Welles en personne.

 

 

Pour le casting japonais, l'équipe va chercher les talents sur place. Après avoir perdu l'actrice censée incarner Mariko, chanteuse partie en tournée, elle engage Yôko Shimada, in extremis avant que Paramount ne se résolve à maquiller une actrice américaine... Elle doit apprendre des dialogues en anglais à vitesse grand V, aidée par un coach vocal. Mais la grande star de la série, c'est bien entendu Toshirô Mifune, légende absolue du cinéma japonais, qui – faute de moyens – n'est pas sous contrat. Régulièrement, il faut négocier sa disponibilité. Malgré la nature américaine du projet, il s'investit beaucoup, grommelant dans son coin entre les prises pour rester dans le personnage.

 

 

Toho be or not Toho be

Shōgun est une énorme machine, qui se met en branle au Japon. À cause des contraintes, le studio ne reçoit des dailies (les bobines quotidiennes) que les premiers jours. Ensuite, les échanges se font plus rares. Il faut dire que la collaboration avec les locaux est délicate. L'équipe débute les prises de vue dans le studio de la Toho, toute puissante major japonaise. À la fin des années 1970, la première ère de Godzilla est terminée et Kurosawa n'est plus au sommet de sa popularité. Les équipements sont jugés inutilisables par les techniciens américains. Sans climatisation, les maquillages fondent. Le matériel de prise de vue est adapté au 16mm... Les problèmes s'accumulent.

Le chef opérateur Andrew Laszlo s'arrache les cheveux : il estime que la technologie disponible a au moins 20 ans de retard sur celle qu'il utilise. Quant au bassin réservé aux scènes à bord du bateau, il n'est utilisé que la nuit à en croire le production designer Joseph Jennings, puisque la pression qu'il nécessite perturbe les arrivées d'eau du voisinage ! Étant donné les besoins de la production, celui-ci encaisse. Afin d'exc le dérangement, Mifune écrit une lettre, tandis que Clavell distribue des copies traduites du roman, ainsi que du Saké et de la bière.

 

Shōgun : photo, Toshirô Mifune, Richard Chamberlain Bon, ben va falloir faire Seppuku

 

Des mésaventures, la longue période de tournage en comportera beaucoup. La fameuse scène du tremblement de terre, pleine d'effets spéciaux, captée avec de multiples caméras, doit être reportée à cause du mauvais temps. La deuxième fois, le sol tassé par la pluie résiste aux explosifs. Un acteur japonais s'appuie au mauvais endroit et l'ensemble s'effondre sur un technicien des effets spéciaux, Bob Dawson, qui se blesse. L'accident dissuade l'équipe japonaise, qu'il faudra convaincre de retourner sur le plateau. Un exemple parmi d'autres, répertoriés dans le documentaire du DVD.

 

Shōgun : photo, Richard Chamberlain "Eh oh ?"

 

Le choc des cultures

Quand ses 12 heures sont finalement diffusées sur NBC, Shōgun est la série la plus populaire de l'histoire de la chaine. Elle remporte 14 nominations aux Emmy et convainc aussi bien le grand public que la presse américaine. Il faut dire que son ambition déborde de l'écran.

Les décors gigantesques du village d'Anjiro, construit sur les plages de Nagashima, les bateaux sur lesquels s'embarquent les personnages, les centaines de costumes, les intérieurs de la cour... La mini-série est resplendissante et sa narration plus complexe que nombre de ses semblables séduit un public de plus en plus vaste. En , elle est diffusée à partir de 1983. À travers le monde, elle connaitra d'innombrables rediffusions. D'autres programmes similaires (comme Marco Polo deux ans plus tard) tenteront de l'imiter, sans jamais atteindre un tel succès.

 

Shōgun : photo La guerre des coiffures

 

Au Japon en revanche, l'enthousiasme est plus... modéré. Déjà le roman original, bien qu'il soit le fruit de recherches, est pour le moins approximatif. Les faits historiques sont réarrangés, les noms maltraités et surtout les personnages japonais sont soit des brutes épaisses dans le cas des hommes, soit des objets sexuels dans le cas des femmes. La critique et le public japonais, habitués à voir leur histoire à la télévision, ne réservent pas un meilleur accueil à son adaptation.

Si bien que Akira Kurosawa lui-même s'est feint d'un commentaire assassin. Certes, cela faisait plus de 10 ans que le cinéaste avait coupé les ponts avec Toshirô Mifune, la faute – selon les versions – à la société de production fondée par l'acteur ou aux directives imposées sur le tournage de Barberousse. Mais quand il a reproché à Shōgun les libertés prises, après avoir révélé avoir été approché pour un film, beaucoup ont fait le rapprochement avec le froid qui les sépare. Et si plutôt que de remettre le sushi à la mode, comme le clame le scénariste dans les bonus du DVD, la série avait plutôt définitivement éloigné deux des plus grands artistes de l'histoire du cinéma ? La version 2024 n'a pas pris le risque.

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BATMALIEN
BATMALIEN
il y a 1 année

@musashi1970 : J’ai terminé la 1980, j’ai bien aimé dans l’ensemble, je te res concernant la relation Anji & Mariko qui est b plus approfondie, crédible et touchante que dans la version 2024. La musique est bonne oui. En point négatif, je dirai que la série de 1980 manque de rythme par moment. En tout cas c’était intéressant de comparer certaines scènes entre les deux séries 🙂

Musashi1970
Musashi1970
il y a 1 année

@batmalien : Essaye de voir la version de 1980, Et non cela ne fait pas téléfilm. Tu retrouveras à peu de choses près la même intrigue, avec la musique de Maurice Jarre et une intrigue plus concise même si Toranaga reste toujours aussi intriguant. Mais Richard Chamberlain donne une sacré force à la série que n’a pas réussi à insuffler Cosmo Jarvis à mon sens. Les lien etre Anji et Mariko sont beaucoup plus forts aussi. Par contre le rôle de Ishido est moins présent que celui de la version 2024. Mais essaye vraiment de la regarder pour pouvoir comparer les deux, je pense que tu ne sera pas déçu de la version 1980. Cela m’a d’ailleurs aidé à mieux comprendre la version 2024….

Mathieu Jaborska
Mathieu Jaborska
il y a 1 année

@Betterave
@Arkelath

C’est pourtant dans l’article.

ropib
ropib
il y a 1 année

J’avoue ne pas pouvoir regarder Chamberlain plus de 2 minutes sans rigoler, et plus de 3 minutes tout court. Rien que la photo de cet article me fait rire, avant de m’énerver. Le maquillage et la moumoute ? je ne sais pas.

Arkelath
Arkelath
il y a 1 année

Aucune explication sur le mécontentement de Kurosawa, donc…

BATMALIEN
BATMALIEN
il y a 1 année

@musashi1970 : Visionnage de la 2024 en cours, mais déjà envie de voir la 1980 avec ton commentaire. C’est la nostalgie qui parle un peu quand même, non ? Je veux dire le côté téléfilm doit se ressentir dans celle de 1980 j’imagine (au moins dans la mise en scène) ?

Musashi1970
Musashi1970
il y a 1 année

En ce moment tout le monde s’extasie devant la mouture Shogun 2024, c’est vrai que la série est pas mal, surtout les 4 premiers épisodes et puis ca se délite un peu. Au final, même si cela reste une bonne série, la version de 1980 reste bien meilleure que cette nouvelle Version. Si Sanada arrive a tenir la dragée haute à Mifune (ce qui n’est pas un mince exploit), si Anna Sawai ne démérite pas face Yoko Shimada, Cosmo Jarvis n’a pas l’étoffe de Richard Chamberlain, hélas et n’arrive pas à faire oublier l’emblématique Anji de 1980.

Le problème reste l’histoire et ses intrigues mal défini dans ce jeu du chat et la souris dans la version moderne alors que c’était limpide dans la version de 1980.

Et puis, les seconds rôles de la version 2024 sont tous moins bons que ceux de la version 1980, moins charismatiques, moins présents à l’écran, rôles avec moins de texture que dans la version de son illustre ainé.

Finalement, la version de 1980 reste très actuelle et bien supérieure à tous les niveaux à celle de 2024. Reste l’excellent récit de James Clavell qui finalement donnera toujours une bonne version télévisée de son histoire.

Betterave
Betterave
il y a 1 année

J’ai du sauter une ligne. Pas vu l’explication du pourquoi le titre.

Pat Rick
Pat Rick
il y a 1 année

Très beau feuilleton.