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Virgin Suicides : et si le premier film de Sofia Coppola restait son meilleur ?

Par Axelle Vacher
9 mars 2024
MAJ : 18 mars 2024
Virgin suicides : quand Sofia Coppola et Kirsten Dunst dénonçaient le patriarcat à coups de paillettes

En 1966, James Brown chantait This is a man's world. Plus de trente ans après, Kirsten Dunst aussi).

"La mort d'une belle femme est, incontestablement, le sujet le plus poétique qui soit", écrivait gaillardement Edgar Allan Poe en 1846. Si de tels propos ont bien entendu de quoi indigner le lecteur contemporain, ce n'est guère l'Histoire de l'art qui lui donnera tort. Aux quatre coins du monde, les sociétés semblent effectivement nourrir une fascination gentiment macabre envers les jeunes femmes aux destins tragiques.

D’Ophélie à Juliette, en ant par Blanche-Neige, le Dahlia noir et, plus sinistre encore, la célèbre « inconnue de la Seine » (on laissera au lecteur le plaisir de rechercher par lui-même de quoi il en retourne), il semblerait que le féminin inspire principalement lorsqu'il nourrit les fantasmes d’un regard. Une idée que Virgin Suicide semble initialement perpétuer en embrassant le point de vue de quatre jeunes garçons obnubilés par leurs voisines d'antan, les soeurs Lisbon, mais qu'une toute jeune Sofia Coppola enraye justement en s'appliquant à remettre ce regard en perspective.

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girls next door

Il suffit de mentionner le premier long-métrage de Sofia Coppola pour que s'imposent à l'esprit les cheveux blonds et le teint diaphane de Kirsten Dunst – un motif synonyme de féminité qui se retrouvera dans d'autres films de la cinéaste. Néanmoins, l'omniprésence de la jeune fille et de ses soeurs est moins le point d'entrée de ce récit que son objet. Adapté du roman homonyme de Jeffrey Eugenides, Virgin Suicides est avant tout le déploiement d'un regard ; celui d'un "nous", pronom pluriel aussi bien employé dans le livre que la voix off de Giovanni Ribisi, encapsulant la narration simultanée des quatre protagonistes masculins. 

Initialement le sujet de commérages (suite à la première tentative de suicide de la benjamine de la fratrie), les soeurs Lisbon sont tour à tour introduites au spectateur par le truchement d'un point de vue masculin prépubère (donc régi par le tourbillon hormonal propre à l'adolescence). Un parti-pris qu'a justement tenu à saluer la cinéaste, charmée par la figuration sensible et nuancée de cette étape charnière de l'expérience humaine. Lors d'un entretien accordé à The Guardian en 2018, Coppola confiait ainsi avoir découvert le livre à l'aune de sa vingtaine : 

 

Virgin suicides : photo, Kirsten Dunst, A.J. Cook, Leslie Hayman, Chelse SwainLa revanche des blondes

 

"Je me souviens être tombée sur la couverture – c'était un faisceau de cheveux blonds. Je l'ai lu et j'ai été subjuguée. J'ai eu la sensation que l'auteur avait réellement saisi l'essence de l'adolescence ; le désir, la langueur, le mystère des relations entre filles et garçons... J'ai adoré que ces derniers soient troublés de la sorte par les soeurs".

Fidèle au roman, cette première expérience derrière la caméra épouse ce voyeurisme mi-innocent, mi-obscène, lequel influe subséquemment la portraitisation du féminin. Lux et ses soeurs occupent de fait une fonction décorative (voire, objectifiante), figurées à travers un prisme qu'on dirait "traditionnellement masculin" : se prélassant au soleil vêtues de bikinis, occupées à s'appliquer du rouge à lèvres ou à se brosser langoureusement les cheveux. Parce qu'après tout, c'est bien à ça que se limite le féminin, n'est-ce pas ? À entretenir son bronzage et choisir sa toilette.

 

Virgin suicides : photoRoom (1999)

 

"Ainsi avons-nous commencé à découvrir leurs vies", se remémore le narrateur. "Nous avons saisi l'emprisonnement que c'est d'être une fille [...]. Nous avons appris que les filles sont des femmes déguisées ; qu'elles comprennent l'amour, et même la mort ; que notre seule tâche est de faire le bruit qui semble les fasciner. Nous avons appris qu'elles savaient tout de nous, alors qu'elles nous demeuraient insaisissables"

Mais réduire l'oeuvre à l'exploration d'un regard, aussi minutieuse soit-elle, reviendrait à faire fi de son intention première, celle de dénoncer les retors du regard masculin, et a fortiori les distorsions du réel qui en découlent inéluctablement. Qu'il s'agisse d'Eugenides ou de Coppola, la finalité de Virgin Suicides est la même ; seul le dispositif diverge.   

 

Virgin suicides : photo, Kirsten DunstAnatomie d'une rêverie

 

problèmes "de filles"

Le livre comme le film font état d’une chimère : celle de jeunes garçons et plus globalement celle d’une société dont les idéaux féminins sont dictés par des idéaux patriarcaux. Les soeurs Lisbon sont attrayantes parce qu’elles sont avant tout une image sur laquelle il est aisé de projeter n’importe quel désir – qu'il soit réaliste ou non. 

Comme l'a habilement souligné l'enseignante-chercheuse Célia Sauvage dans l'ouvrage Les Teen Movies : "Si le roman de Jeffrey Eugenides adoptait le point de vue de narrateurs masculins, le film déconstruit ce point de vue en montrant comment les adolescentes sont enfermées par ce male gaze qui les réduit, au choix, à des vierges (mystifiées et innocentes) ou à des putains (sexualisées et objets de leurs fantasmes). Et Sofia Coppola donne à voir en parallèle un female gaze : son propre regard sur ces adolescentes, ainsi que le point de vue subjectif de ces dernières.”

 

Virgin suicides : photo, Kirsten Dunst Douce nuit

 

La réappropriation  Coppola a beau s'articuler autour du mirage que se construisent les garçons au sujet des soeurs Lisbon, l'esthétique résolument féminine de la cinéaste appelle bien rapidement à la mise en perspective de ce regard. Il ne serait pas déraisonné d'arguer que le bel écrin pastel au travers duquel sont figurées les soeurs Lisbon participe à nourrir un certain archétype. Mais non seulement cela reviendrait à mettre en corrélation hyperféminité et soumission, mais surtout, à mépriser les portraits parallèles de Lux, Mary, Therese, Cecilia et Bonnie. 

Comme l'écrit Fiona Handyside dans son ionnant Sofia Coppola : a cinema of girlhood : "Les premières images du film sont idylliques et provocatrices, nostalgiques et troublantes. [Coppola] use de la lumière pour établir, puis couper court à la notion d'une féminité idéalisée". Puis, quelques pages plus loin : "Virgin Suicides se fait miroir d'une politique de la forme qui permet au spectateur de saisir que son usage de l'esthétique est ici féministe, et s'abstient par la même de réduire les jeunes filles à une trame narrative simpliste".

 

Virgin suicides : photo Contes de fées

 

L'esthétique propre au cinéma de Sofia Coppola est simultanément un carcan et un mode d'expression décomplexée ; oui, elle sous-tend les fantaisies des protagonistes masculins, l'idéal délicat qu'imposent les conventions sociales aux adolescentes avant leur age à l'âge adulte.

Mais cet agglomérat de maquillages, parfums, peluches et autres drapés roses est également à concevoir comme une armure diligemment entretenue au gré des ans. En d'autres termes, ce n'est pas la manifestation de leur féminité qui suffoquera les soeurs Lisbon, mais la véhémence avec laquelle il leur sera interdit d'expérimenter cette féminité en dehors du foyer familial.

 

Virgin suicides : photo, Josh Hartnett, Kirsten Dunst Hérédité (Ari Aster, 2018)

 

jeunes et jolies

Ce faisant, la cinéaste impose une emphase sur la condition féminine, et plus spécifiquement, celle des adolescentes ; une idée qu'à justement longuement étudiée Simone de Beauvoir, pierre angulaire de la seconde vague féministe. Dans le second tome de son emblématique Le Deuxième Sexe, la théoricienne écrivait avec éloquence : 

"De même que le pénis tire du contexte social sa valeur privilégiée, de même c'est le contexte social qui fait de la menstruation une malédiction. L'un symbolise la virilité, l'autre la féminité : c'est parce que la féminité signifie altérité et infériorité que sa révélation est accueillie avec scandale. La vie de la fillette lui est toujours apparue comme déterminée par cette impalpable essence à laquelle l'absence de pénis ne réussissait pas à donner une figure positive [...]."

 

Virgin suicides : photoJusqu'au bout des bandages

 

"Ce sentiment de déchéance pèsera lourdement sur elle. [...] Si vers cette époque la jeune fille développe si souvent des psychoses, c'est qu'elle se sent sans défense devant une sourde fatalité qui la condamne à d'inimaginables épreuves ; sa féminité signifie à ses yeux maladie, souf, mort et elle se fascine sur ce destin".

Car c'est bien là le "grand mystère" que tentent encore d'élucider les protagonistes, désormais adultes – un âge que n'atteindront jamais les soeurs Lisbon. Pourquoi diable avoir commis l'irrémédiable si jeunes ? Une interrogation que matérialise très tôt le récit par le prisme d'un docteur faussement concerné : "Qu'est-ce tu fais là petite ? Tu n'es pas encore assez vieille pour savoir à quel point la vie est dure". À Cécilia de répondre :  "De toute évidence docteur, vous n'avez jamais été une fille de treize ans".

 

Virgin suicides : photo, Hanna R. Hall Quinze ans d'études pour être aussi con

 

Un coup d’oeil aux protagonistes féminins dans les Arts suffit à colporter l’idée que le monde a imposé aux femmes une date de péremption à la naissance. Par leur suicide, les soeurs Lisbon restent à jamais figées à l’adolescence, et se préservent ainsi d’un avenir prédéterminé. Et si le geste apparaît drastique, il semble justifié par les conclusions qu’en tirent les protagonistes masculins, étrangement convaincus que les garçons qu'ils étaient, les hommes qu'ils sont devenus, auraient peut-être été en mesure de les sauver de leurs tourments.

Contrairement à ce qu'aiment tant s'imaginer ces faux chevaliers, les protagonistes n'entrent que très brièvement dans l'équation des soeurs Lisbon, dont les décès successifs s'élucident en écho au monologue final de Ribisi : "Au final, peut importe qu'elles aient été des filles". Si, et c'est même là tout ce qui compte. 

 

Virgin suicides : photo Carcan social

 

L’esthétique de Sofia Coppola lui a valu, de film en film, autant de louanges que de blâmes. Certaines critiques lui reprochent notamment de trop recourir au style sans se soucier de la substance, mais dans le cas de Virgin Suicides (et d’autres), c’est justement par la forme que la cinéaste retransmet le fond. L’hyperfémininité de ses codes visuels impose au spectateur d’aborder le récit sous un prisme résolument féminin, lequel permet non seulement de faire barrage au male gaze figuré par le récit, mais surtout, de rendre aux soeurs l’humanité et l'indépendance dont elles ont été dépourvues.

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ZakmacK
ZakmacK
il y a 1 année

Ça donne envie de le revoir ! J’étais sorti du cinéma complètement subjugué à l’époque… Et puis j’ai été déçu par tous les autres films de Sofia Coppola. J’ai fini par arrêter de regarder ses films, parce que je ne retrouvais plus jamais les qualités plastiques qui avaient fait de Virgin suicide une claque visuelle. Quand au fond, j’ai trouvé que la finesse et la délicatesse présentes dans Virgin suicide avaient laissé place à un énorme vide.

L’influence de pique-nique a hanging rock est évidente, je l’ai ressentie moi aussi en voyant le film des années après. Je me demande d’ailleurs si j’aurais autant aimé Virgin suicide si je l’avais vu avant. En tout cas j’espère que Sofia Coppola retrouvera un jour la force qu’il y avait dans son premier film !

MacReady
MacReady
il y a 1 année

@M.X.

Tu n’as pas d’étoile effectivement, donc je peux logiquement être surpris que tu viennes partager ta liste de course pour demander des dossiers abonnés que… tu ne pourras pas lire. Ou alors t’es abonné et t’es déconnecté ? Auquel cas ce serait moins curieux… mais à peine, parce que j’ai l’impression que tu as envoyé 45 messages de ce type. Donc si tu te permets de faire ça (à répétition), je peux me permettre de réagir. Pas de problème, juste un… étonnement, on va dire.

steve
steve
il y a 1 année

comme celle-là

Kojak
Kojak
il y a 1 année

Les abonnés ont une étoile il me semble.

Mx
Mx
il y a 1 année

Comment tu sais si je suis abonner ou non, et surtout, où est le problème?

RobinDesBois
RobinDesBois
il y a 1 année

Film marquant et singulier. A l’atmosphère très particulière. Pour un premier film c’est épatant. C’est clairement la meilleure réalisatrice de sa génération. Mais je crois que je préfère Lost In Translation.

J’ai beaucoup aimé Somewhere (Elle Fanning lumineuse et bouleversante) et trouvé son Marie Antoinette très intéressant. Pas encore vu son film sur Priscilla Presley.

MacReady
MacReady
il y a 1 année

@M.X.

Comment tu peux demander des dossiers abonnés alors que t’es même pas abonné ? Faudra m’expliquer la logique et le bon sens

Mathilde T
Mathilde T
il y a 1 année

moi aussi je trouve quelques echos avec Hanging rock, notamment à travers l’ambiance éthérée . Perso je n’ai pas totalement accroché à Virgin Suicide car j’espérais voir un film plus hargneux et révolté ( je ne connaissais pas le cinéma de Sofia Coppola à ce moment là) . Je sais que Bling Ring est mal-aimé mais j’ai apprécié son ironie, le héros masculin ainsi que son rythme plus punchy .

Mx
Mx
il y a 1 année

un film qui mérite un dossier spécial: destination graceland, avec costner et russel, film totalement é inaperçu, et pourtant, il a dla gueule!!!!

Mx
Mx
il y a 1 année

film très touchant, en effet.

ecran large, j’aimerais bien un dossier sur la nuit déchirée, de mick garris, outlander le dernier viking, la créature du cimetière, piège fatal, piège en eaux troubles , the night flyer, le témoin du mal, l’île du docteur moreau, pluie d’enfer et arlington road.

merci.