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La romance qui nous a tous bernés : The Crying Game, par le réalisateur d’Entretien avec un Vampire

Par Axelle Vacher
25 janvier 2024
MAJ : 30 juin 2024
The Crying Game : la romance culte qui a berné son public en dissimulant deux films en un
Deux ans avant son iconique Entretien avec un Vampire, The Crying Game, une romance hitchcockienne sur fond de guerre civile. Si les questions d’identité, de genre et par extension de transidentité n’ont rien de bien nouveau sous le soleil, Hollywood a gentiment pris son temps avant de songer à les aborder concrètement. C'est que le chemin à effectuer depuis le slogan "I changed my sex !" du docudrame Louis ou Louise dirigé par Ed Wood en 1953 n'a rien eu d'une promenade de santé ; pourtant, et comme le mentionne très justement Traci B. Abbott, dans son ouvrage The History of Trans Representation in American Television and Film Genres, la figuration de tels personnages n'a rien d'un "phénomène récent" dans le monde merveilleux du cinéma américain.. Mais ce n'est pas tant l'idée selon laquelle ces personnages se manifestent ou non au sein de divers récits que leur portrait qui importe. Dans un entretien accordé à Refinery29 en 2017, l'acteur, réalisateur et scénariste Jake Graff a par exemple argué que les femmes transgenres ont trop longtemps été représentées comme "des travailleuses du sexe, des meurtrières, des corps traînés dans une civière, ou encore l'objet de moqueries diverses". Une observation juste, dont les avancées en dents de scie ont notamment été rendues possibles par quelques figures de proue considérées, en leur temps, comme progressistes. Parmi elles, l'oeuvre oscarisée de Neil Jordan, The Crying Game ; avec tout ce qu'il implique de qualités, de défauts, et d’entre-deux.

The Crying Game : photo, Jaye DavidsonThe guessing game

she's the man

Au vu des discours générés par les tenants et aboutissants de l'intrigue, il n'est guère nécessaire d'avoir vu The Crying Game pour être au fait de son désormais célèbre bouleversement narratif. Néanmoins, à sa sortie en 1992, le film fait l'objet d'un véritable tapage médiatique. Initialement présenté au public comme une romance juxtaposée au conflit nord-irlandais, ce synopsis dissimule un tout autre récit.

Peu après la diffusion du film dans différents festivals internationaux, les colonnes spécialisées ont pris un malin plaisir à faire mention d'une supposée scène-choc, laquelle changerait drastiquement la tonalité globale du film. Fort de cette opportunité marketing, Miramax décide d'en exploiter franchement le filon, et construit toute sa promotion autour dudit secret, tout en prenant soin de réclamer au public d'en taire les détails.

The Crying Game : photo, Jaye Davidson"Spoilers, darling"

C’est ainsi que la réputation du film s'est tristement réduite à la désormais célèbre scène de nu, laquelle dévoile frontalement le sexe biologique de Dil. Car tel est bien le grand twist du film ; Dil est née homme et l'exposition de cette vérité au spectateur n'a rien de pudique ou subtil. Au-delà du potentiel commercial dûment exploité par Miramax, l'idée de découvrir ce fameux "pénis de femme" a attisé chez certains une curiosité voyeuriste et chez d'autres, un désir de reconnaissance. Une expérience formatrice qu'a, par exemple, décrit l'auteur Peter Piatkowski pour Bright Walls/Dark Room : "J'étais attiré par The Crying Game spécifiquement à cause de cette scène. Ce n'était pas seulement de voir le film ; je désespérais de voir cette scène. J'étais pétri de curiosité, de fascination, et d'un profond désir de voir n'importe quel genre de sexualité queer sur l'écran. Et puis, pour le préado que j'étais, être en mesure de voir un pénis dans un film grand public s'est avéré être une tentation irrésistible. Maintenant que je suis adulte, je comprends désormais combien cette scène est laide, et j'ai honte d'avoir été aussi excité à l'époque".

photo, Jaye Davidson, Stephen Rae

{videoId=1501137;width=560;height=315;autoplay=0} Que l'on s'entende, ce n'est pas que la scène est laide en soi ; mais ses implications peuvent effectivement sembler douteuses au spectateur moderne. Le fait est que, par ce qui suit la découverte fatidique (Dil, persuadée que Fergus était au fait de sa transidendité, Fergus qui se précipite vomir dans la salle de bain), Neil Jordan semble effectuer un parallèle maladroit entre la réaction des deux personnages. Il est ainsi dès lors établi au spectateur que Dil et Fergus n'ont pas été transparents vis-à-vis de leurs identités respectives, là où il est pourtant question de situations radicalement différentes. Disons qu'il n'est guère aimable de chercher à coucher avec la femme dont on a plus ou moins assassiné le cher et tendre, mais ons.

The Crying Game : photo, Stephen Rae, Forest WhitakerWoopsie

entretien avec un financier

Si l'idée d'un twist aussi sensationnaliste a finalement largement participé à la notoriété du film, il s'agira de noter qu'il a également manqué d'en empêcher la production. Selon les dires de Neil Jordan, les producteurs se sont en effet montrés particulièrement frileux à l'idée d'investir dans un projet porté par une protagoniste défiant ouvertement les normes de genre, de sexualité et même d'ethnie. Une difficulté à laquelle le cinéaste s'était bien entendu lucidement préparé. Dans un entretien accordé à The Guardian en 2017, Jordan a ainsi confié : "Si j'avais été incapable de concrétiser The Crying Game, alors j'aurais abandonné la réalisation et je serais retourné écrire. Mon scénario était de nature provocatrice [...]. Ça l'a rendu difficile à financer, mais j'étais absolument ravi de pouvoir diriger ce en quoi je croyais".

Jaye Davidson. Il n'avait jamais rien joué au préalable [...]. C'était un garçon fort, mince, et magnifique. Mais c'était bien un homme. Et il me le rappelait sans cesse : je ne suis pas un travesti, je suis un homme gay".

The Crying Game : photo, Jaye Davidson, Stephen Rae Quand tu remets toute ta vie en question

À l'instar de Fergus, le public s'est retrouvé particulièrement divisé à la découverte du sexe de Dil. Stephen Rae a ainsi déclaré dans les colonnes de Vulture que plusieurs spectateurs masculins lui avaient partagé leur désarroi : "Ils n'arrivaient pas à croire qu'ils aient pu trouver un homme attirant". L'acteur se souvient même que certains été restés persuadé que les organes génitaux de Davidson avaient été réalisés par le département des prothèses. "Ils voyaient au générique qu'il y avait eu des prothèses ; mais elles ont servi à créer les blessures par balles de Miranda Richardson". Aujourd'hui, le personnage et son acteur continuent de générer le débat, quoique différemment. Une partie de l'audience plus moderne du film juge en effet que The Crying Game n'a pas nécessairement tenu le test du temps – si tant est qu'il n'était pas déjà problématique en 1992.

The Crying Game : photo, Jaye Davidson, Forest WhitakerKeepsake

Le susnommé Peter Piatkowski a par exemple argué que "même si Neil Jordan a réalisé un irable travail en enrayant le segment transphobe par une histoire d'amour, le film comporte malgré tout plusieurs préjudices relatifs à la transidentité [...]. La révélation selon laquelle un personnage s'avère être transgenre est présentée comme une sorte d'entourloupe, et ça n'aurait jamais dû être le cas."  

The Crying Game : photo, Stephen Radley III, Stephen RaeD'un débat à l'autre

une représentation à replacer dans son contexte

Malgré un twist principalement utilisé comme un argument de vente, The Crying Game n'accorde pas tant d'importance que cela au genre de Dil ; sa  transidentité est ainsi plutôt usée comme ressort narratif destiné à alimenter la caractérisation de l'autre protagoniste qu'autre chose. Car que nous apprend cette scène qui a fait tant jaser ? Que Dil est née homme et en conserve certains attributs physiques ? Mais encore ? L'intérêt dramatique de cette révélation repose davantage sur la réaction qu'elle génèrera chez Fergus, laquelle peut être interprétée selon différentes grilles de lecture.

Le rejet physique auquel le personnage est soudainement en proie suite à sa découverte peut effectivement être perçu comme une manifestation de son dégoût, voire d'un sentiment de trahison ; mais il peut également sous-tendre un certain rejet de ses propres tendances queer. C'est ce qu'a notamment pu défendre Ciara Moloney dans son article Gender Troubles in The Crying Game pour The Sundae. Il s'agira cependant de noter que ces différentes interprétations n'ont que peu d'impact sur le déroulé du film en lui-même, et c'est bien là le plus grand parti pris de Neil Jordan.

The Crying Game : photo, Jaye Davidson, Stephen Rae Kiss kiss (bang bang)

Pour le cinéaste, il n'a jamais été question de diriger un film militant en soutien à la question transgenre – quand bien même le film s'est depuis hissé au panthéon des oeuvres testament à traiter le sujet. En dépit de quelques traits d'esprit très moyens, Fergus ne doute jamais de l'identité de Dil ; un point d'honneur inspiré de faits réels, et lourdement appuyé par le cinéaste. Son traitement du personnage ainsi que les multiples entretiens qu'il a eu l'occasion d'accorder depuis la sortie du film témoignent de son désir de réaliser une romance plutôt qu'une étude de genre.

Moloney exprime adroitement le malaise que peut susciter cette démarche auprès du spectateur contemporain : "Lorsque les critiques revisitent The Crying Game, c'est principalement pour confronter sa vision de la communauté transgenre à nos sensibilités actuelles. C'est une bonne chose d'examiner la représentation qu'ont pu avoir ces personnages par le é, mais c'est plutôt réducteur d'un point de vue historique [...]. Notre compréhension de ces enjeux a tellement changé récemment qu'un film issu de 1992 revêt des allures d'antiquité".

The Crying Game : photo, Jaye Davidson, Stephen RaeConflit d'intérêts

Le fait est que The Crying Game est l’un des premiers films à figurer aussi ouvertement un protagoniste transgenre. Certes, il a une approche inutilement sensationnaliste de la chose, mais sa contextualisation relève de l'impératif.

Lorsque Neil Jordan propose son récit en 1992, le cinéaste s'affranchit – un tantinet naïvement – des étiquettes traditionnellement rattachées aux communautés et évènements qu'il représente. Une notion qui lui tient manifestement à coeur dans la mesure où il en réemploiera les éléments principaux treize ans plus tard à l'occasion du tout aussi clivant Breakfast on Pluto.

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Lestat1886
Lestat1886
il y a 10 mois

La sensibilité moderne? Celle qui consiste a vivre dans un monde de bisounours ou on refuse une vision différente du monde… Si ce film est problématique, il y a de quoi se dire que le monde devient fou!

Eomerkor
Eomerkor
il y a 1 année

« supposée scène-choc, laquelle changerait drastiquement la tonalité globale du film. »
A l’époque oui. Et en relisant certaines critiques datant d’il y a dix ans on peut voir que cette scène était encore considérée comme choc quand le terme « Transgenre » était marginal. En fait le choc de l’époque vient finalement plus du fait qu’on s’attend à ce que Fergus rencontre la femme du soldat britannique – qu’on imagine « cisgenre » – que de la scène en elle-même (on commence à voir des indices dans le bar). Le ton du film change bien à partir de ce moment en ant d’un film policier dans un contexte de tension en Irlande du Nord à un film plus axé sur la tolérance et l’acceptation de l’autre. Le fond de lutte entre membres de l’IRA accentue encore le parcours de Fergus qui se retrouve de nouveau en rejet des ses valeurs ées et ses à priori. Si Entretien avec un Vampire reste culte pour son ésthétique et son casting, je lui préfère Crying Games et la Compagnie des Loups (ce dernier étant subtilement dérangeant et provocateur). Un film à revoir en prenant en compte son contexte tant il serait impossible de le refaire aujourd’hui sans entraîner un flot de réaction.