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La Ligne rouge : le grand film de guerre saboté par son propre réalisateur (et tant mieux)

Par Léo Martin
7 octobre 2023
MAJ : 20 novembre 2024
La Ligne rouge : le grand film de guerre saboté... et miraculé

En plus d'être un film de guerre culte, Terrence Malick est une œuvre touchée par la grâce... malgré le désastre de son montage.

Un film bousillé peut cacher en lui un chef d'oeuvre. Certaines oeuvres perçues à leur sortie comme confuses, inachevées ou maladroites, doivent leur sort à un montage final calamiteux. La faute revenant à un trop-plein d'ambition ou à une production chaotique. Parmi ceux-là, La Porte du Paradis de Michael Cimino (et ses 5h25 initiales devenues 2h40 à sa sortie) ou La Forteresse noire de Michael Mann (seulement 90 minutes sur 3h30 conservées). Des films maudits, rejetés par la critique et le public, même si partiellement réhabilités des années plus tard.

Aucun film ne peut se relever après avoir été coupé en deux et charcuté. Aucun... sauf La Ligne rouge. Ce monstre cinématographique de Terrence Malick ne durait pas moins de 6 heures à l'origine. Un peu long pour les salles... Il a fallu faire plus court. Plus de la moitié du film a ainsi été définitivement supprimée pour obtenir sa version finale de 2h50. Une oblitération massive pour le film de guerre qui aurait dû en précipiter le massacre. Pourtant, comme touché par la grâce, La Ligne rouge n'en ressortit que meilleur. 

 

La Ligne rouge : photo Il faut sauver le film de Terrence Malick 

 

Pourquoi si long ?

La durée initiale de La Ligne rouge s'explique d'abord par son très large casting. De nombreux comédiens (et parmi eux plusieurs stars) figurent dans le bataillon envoyé pour prendre aux Japonais l'île de Guadalcanal. Malgré leur grand nombre, chacun est censé avoir son propre arc narratif et ses scènes introspectives. Or, vous imaginez bien que si dans Le Nouveau Monde (également réalisé par Malick) les réflexions philosophiques de seulement trois personnages comblent deux heures, celles d'une dizaine de soldats peuvent durer une éternité.

D'autant que la démarche de Malick est de ne favoriser aucun de ses personnages. Il se refuse à créer une figure de héros, car la glorification du combat ou du guerrier le rebute (une scène avec Sean Penn est là pour l'expliciter). Chaque humanité doit en valoir une autre. Ainsi, toutes les voix internes des personnages doivent converger vers une seule voix universelle. Un monologue commun à tous les hommes. "Peut-être que tous les hommes font partie d’une seule âme, gigantesque, reflétant le même homme" peut-on ainsi entendre entre deux sanglants affrontements. 

 

La Ligne rouge : photo Malick parvient à filmer la multitude sans jamais perdre de vue les individus

 

Comment donc diviser son film en deux quand on a autant de personnages à construire ? Eh bien, c'est impossible. Cette voix totale que le film souhaite créer ne peut en effet qu'être rompue. Alors toute son ambition (très louable) chavire...  et il n'y a plus qu'à attendre le naufrage. Et pourtant, ce que va faire Malick avec son montage final sauvera la donne. Mieux encore : cela épurera son film et son propos esthétique. S'il ne parviendra plus à conserver un traitement équitable entre tous ses personnages, il en renforcera le symbolisme global. 

On perdra donc presque tout du personnage d'Adrien Brody – le pauvre pensait être le protagoniste du film et sera bien déçu à la projection. De nombreux autres sont réduits à des caméos ou carrément effacés du long-métrage (notamment les rôles de Gary Oldman ou Mickey Rourke). Tout cela pour que La Ligne rouge puisse resserrer son point de vue sur les soldats incarnés par Nick Nolte, Ben Chaplin et Sean Penn. Mais aussi, et surtout, le personnage de Jim Caviezel : le soldat Witt. 

 

La Ligne rouge : Photo Jim Caviezel Jim Caviezel, sidérant dans le rôle de Witt (et avant que sa carrière ne parte dans tous les sens)

 

le choix de witt

Malgré cette mise en avant de quelques personnages, le film ne trahira pas sa volonté de n'avoir aucun héros. Cependant, Malick a dû sélectionner un fil conducteur pour tenir ses 2h50. Et celui-ci sera donc l'arc narratif de Witt, qui démarre par ses jours paisibles de déserteur et finit avec son sacrifice final. Et ce choix de le mettre au cœur du film est ce qui va lui donner son squelette, l'empêchant de s'effondrer sur lui-même. Autrement dit, si La Ligne rouge était un poème lyrique (comme il aspire à l'être) Witt en serait sans doute la mélodie. Même s'il manque des paroles ou des couplets, la musique est intacte. 

C'est d'ailleurs à Witt que sont associés les chants mélanésiens (des mélopées presque angéliques) qui forment le sublime leitmotiv du film. Et même si l'ancien déserteur n'est pas toujours au cœur de l'action, ce sont ses scènes clés qui seront les plus essentielles. C'est sa philosophie qui servira de codex au spectateur pour accéder à tous les symbolismes de La Ligne rouge. Chose qui aurait été probablement noyée dans 6 heures de narration contemplative, sans point de vue clair.

 

La Ligne rouge : photo Est-ce le paradis ? Est-ce l'enfer ?

 

Chaque personnage est tragiquement contrasté entre son for intérieur et ses actes. Le sergent incarné par Sean Penn dissimule ses espérances derrière son cynisme acharné. Le colonel joué par Nick Nolte confronte sa discipline martiale à la culpabilité d'un chef impuissant face à la mort. Les paroles de Witt, elles, sont en revanche en parfait accord avec ses pensées et ses actes. Il n'est pas sans nuance, mais sa sérénité est immuable et sert ainsi de miroir parfait au déisme du film.

Son opposition morale avec le personnage de Sean Penn est également cruciale. Elle sert de représentation explicitée à la dualité centrale du long-métrage. Le nihilisme tourmenté du sergent vient s'abattre sans relâche sur la foi du déserteur éclairé. La vision de Witt est plus optimiste et rassurée, malgré l'enfer qui l'environne, et elle contraste naturellement avec le contexte. Le scepticisme du sergent époa, lui, le regard du spectateur qui aura bien vu les horreurs et les soufs de cette guerre, l'amenant aussi à interroger les étranges certitudes de Witt. 

 

La Ligne rouge : Photo Sean Penn, Jim Caviezel Dans un instant de répit : une des confrontations les plus virtuoses du film

 

ne jamais déer la ligne rouge

Bien qu'il soit empreint d'une religiosité évidente, cet échange de points de vue est le coeur du film, justifiant ainsi qu'il ait sacrifié 3 heures de sa durée pour se concentrer sur cette thématique spécifique. C'est-à-dire le paradoxe entre la beauté (la nature, les chants, la poésie) et la laideur (la mort, le chaos, la guerre). Une dichotomie qui nous épargne tout manichéisme, au profit d'une touchante peinture de la condition humaine. 

À la façon de la poésie de Baudelaire, de Blake ou de Rimbaud (en particulier Le Dormeur du Val), La Ligne Rouge cherche ainsi à mêler aux pires boucheries qu'il nous montre, un éloge panthéiste de la grâce et de la vie. Confrontant violemment ses visions d'Eden à la Géhenne. Un exercice difficile et ambivalent qui, une fois de plus, est sauvé par le personnage de Witt. Son regard sans haine ni jugement donne au film un point de vue neutre (mais pas insensible) sur cette complexe réalité. Et ce, sans jamais tomber dans le pamphlet politique, auquel se refuse le réalisateur.

 

La Ligne rouge : photo L'ennemi, l'autre miroir des hommes

 

Car enfin, Malick ne se positionne ni en irateur des sacrifiés ni en défenseur de la paix ou de la guerre. Il ne cherchera même pas à donner une importance fondamentale au sacrifice christique de Witt, malgré tout ce qu'il incarnait jusque là. Cela ne dée jamais le pur symbole. Au lieu de cela, il met en lumière les humanités tangibles de ces personnages et toute la portée de leurs réflexions métaphysiques, sans en brouiller le sens. 

Si tous les hommes de cette guerre font ainsi partie d'un tout (formé par la chorale géante voulue pour la version de 6h du film), ils en partagent toutes les contradictions. L'humanité devient le reflet de la nature qui est à la fois un havre de paix et un piège mortel. Aussi, la guerre apparaît comme une force de destruction, mais également de transcendance pour les hommes. Elle a eu cet effet si particulier (et si inexplicable) sur Witt, ce qui en fait toujours la figure la plus notable du long-métrage. 

 

La Ligne rouge : photo, George ClooneyCette unique apparition de George Clooney, conservée au montage, reste une bizarrerie du film

 

Le personnage de Jim Caviezel dans La Ligne Rouge aura ainsi été souvent vu comme une simple incarnation christique, posée au milieu du délire spirituel du film. En réalité, il est plutôt le pilier scénaristique qui a permis à Mallick de sauver son oeuvre après l'avoir remonté. Le personnage est si bien conçu, qu'il fut ainsi capable de garder intacte l'entièreté du sens de La Ligne Rouge, en gardant son arc narratif totalement intact. 

Bien qu'on l'ait moins évoqué ici, la pléthore des autres personnages (joués par John Cusack, Woody Harrelson, Elias Koteas, Nick Nolte, John C. Reilly., etc.) n'est pas moins impactante. Certaines apparitions paraissent ubuesques (la seule scène de George Clooney en est presque drôle), mais l'intrigue du film demeure parfaitement cohérente et son rythme sans doute bien meilleur que pour une version de 6 heures. À sa sortie, La Ligne rouge sera ainsi nommé aux Oscars et extrêmement bien reçu malgré sa moitié en moins. Un sauvetage miraculeux du déserteur Witt. 

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MIL
MIL
il y a 1 année

J’ai beaucoup de mal avec Malick sur ces 4 derniers films, mais celui-ci est majestueux. Il me boulverse à chaque visionnage au point de le mettre de façon récurrente dans mon top 5.

MrDy
MrDy
il y a 1 année

Je n’avais pas aimé ce film à l’époque. Je l’ai revu la semaine dernière. Il m’aura fallu quelques années et un peu plus de maturité pour enfin l’apprécier. Le casting est juste phénoménal.

Eddie Felson
Eddie Felson
il y a 1 année

Long, très long, contemplatif… bref, ch.ant!
Aucune envie de le revoir un jour!

Un chef d'œuvre en barre
Un chef d'œuvre en barre
il y a 1 année

Un chef d’œuvre en or massif
À voir exclusivement en VO, je suis tombé par hasard sur la VF récemment, une horreur, surtout la voix de Jim Cazievel dans la voix off introductive. La VF fait perdre toute la poésie du film
Sinon de l’or en barre, le point d’orgue de la carrière de Malick qui ne retrouvera jamais plus cet état de grâce

@tlantis
@tlantis
il y a 1 année

La ligne rouge film que j’avais vu en projection presse à l’époque et été parti avant la fin tellement je m’embêtais .
Revu quelques semais après et j’ai commencer à l’apprécier , film qui s’apprécie pour de plus en plus avec le temps . Mais je suis pas fan de Terence.

Autrement j’aurais tellement voir la version longue des 3 films cité dans l’article

Eddie Felson
Eddie Felson
il y a 1 année

@Eomerkor
Tu dis “ même si la redux est intéressante (le récent « final cut » est plus une meetoo version qu’un jet définitif”…. mais que vient faire meetoo dans l’enfer vert de Coppola?!?!?

Eomerkor
Eomerkor
il y a 1 année

Les durées de montages annoncés sont souvent des rough cut. Il en existe un pour apocalypse now et il circule sur le net. Il faut tailler dedans pour que ce soit cohérent. Je préfère la version ciné d’apocalypse now qui est nettement plus dans le ton de la mission de Willard même si la redux est intéressante (le récent « final cut » est plus une meetoo version qu’un jet définitif….) Parfois un long cut devient une mini série comme pour le bateau. Il arrive qu’avec une version longue on obtienne un film différent comme pour Kingdom of Heaven.
Pour ce qui est de la ligne rouge les 2h50 me conviennent parfaitement. Je me souviens encore d’avoir été sublimé lors de sa sortie.

Redwan78
Redwan78
il y a 1 année

Agréablement surpris qu’ils n’ont pas fait une version director’s cut pour une plateforme. La ligne rouge version Malick. Bientôt on era la journée pour regarder 2 films. Je pourrais pas enchaîner la ligne rouge et ensuite le Snyder cut’s. 10h à rester assis.

Birdy l'inquisiteur
Birdy l'inquisiteur
il y a 1 année

Je ressors de la séance ciné assommé par le film, incapable de dire un mot dessus tellement son impact vibre encore en moi. J’entends à peine les insultes de mon pote à coté qui a détesté. Une forme de grâce l’habite, et semble nous emmener très haut observer la beauté et sa destruction inéluctable. Parce que la Nature est ainsi faite, renfermant en elle même souf et renaissance.

La Classe Américaine
La Classe Américaine
il y a 1 année

La douche froide a surtout été pour Adrian Brody qui, à l’origine, avait le rôle principal et qui découvre finalement lors d’une projection presse qu’il est relégué à de la figuration de luxe…