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La Poursuite impitoyable : le film parfait pour détester l’Amérique

Par arnold-petit
3 septembre 2023
MAJ : 20 novembre 2024
La Poursuite impitoyable : film parfait détester Amérique

Quand Arthur Penn, un film puissant et mémorable.

À l'annonce de l'évasion d'un prisonnier accusé de meurtre joué par Robert Redford, des habitants a priori tranquilles d'une petite ville du Texas se changent en une foule déchaînée face à un Marlon Brando déé par la folie des citoyens. Dès lors, la haine et la peur prennent le pas sur la raison et la justice, et une chasse à l'homme improvisée s'organise pour faire retrouver le prisonnier.

Dans son quatrième long-métrage, La Poursuite Impitoyable, réalisé en 1966, Arthur Penn fait une description au vitriol de l'Amérique et de ses vices dans une tragédie qui prend la tournure d'un cauchemar éveillé dont les États-Unis ne sont toujours pas sortis.

 

La Poursuite impitoyable : photoLa nuit va être longue

 

LA LOI ET L'ORDRE

Au fil de ses oeuvres, Arthur Penn n'a cessé de mettre la société américaine face à ses propres contradictions. Déjà en 1958 dans son premier film, Le Gaucher, le réalisateur reprenait l'histoire de Billy the Kid pour livrer une vision décapée de l'Ouest américain et montrer les fêlures de ce jeune hors-la-loi analphabète que la presse et les livres ont érigé au rang de légende.

Ce regard en surplomb du cinéaste sur l'histoire des États-Unis et la violence sur laquelle elle s'est écrite trouve son point d'orgue dans Bonnie & Clyde, qui a lancé une des plus grandes périodes de l'histoire du cinéma américain. Mais La Poursuite Impitoyable, qu'il a réalisé un an plus tôt, contenait déjà tous les signes précurseurs de cette révolution.

 

La Poursuite impitoyable : photoTraqué

 

Pourtant, des années après la sortie du film, Arthur Penn a clairement renié le film dans un entretien face aux critiques Jan Aghed et Bernard Cohn, déclarant que "tout dans ce film était une déception". Et pour cause : La Poursuite Impitoyable est son premier film réalisé pour un gros studio hollywoodien, et un des derniers exemples de ce système de l'âge d'or où les majors régnaient sans partage sur la production et la fabrication du cinéma.

Cette adaptation d'une pièce de théâtre de Horton Foote (Du silence et des ombres) réécrite sous forme de roman est née de la volonté de Sam Spiegel, producteur de Sur les quais, Le Pont de la rivière Kwaï, Soudain l’été dernier et Lawrence d'Arabie, entre autres. Lorsqu'Arthur Penn débarque sur le projet, sa carrière est au plus mal.

Après avoir été viré de la réalisation sur Le Train au bout de trois jours à la demande de Burt Lancaster pour être remplacé par John Frankenheimer, son dernier film, Mickey One, largement influencé par la Nouvelle vague, a été un immense échec. Face au tout-puissant Sam Spiegel qui compte déjà 22 Oscars sur les 37 qu'il remportera, le réalisateur n'a donc pas d'autre choix que de se plier à ses désirs.

 

La Poursuite impitoyable : photoDe l'amour à la haine, il n'y a qu'un pas

 

Persuadé que le film se vendra seulement sur son nom, le producteur envisage de déjà donner le premier rôle à Marlon Brando. Seulement, l'écriture s'avère plus longue que prévu. La première version de Michael Wilson (qui a écrit La vie est belle, Le Pont de la rivière Kwaï et Lawrence d’Arabie) est reprise par Lillian Hellman (La Vipère).

Victime du maccarthysme dans les années 50 et inscrite sur la liste noire du cinéma, la scénariste est à même d'insuffler cette vision d’une Amérique qui s’autodétruit à cause de ses craintes infondées et ses préjugés, mais faute de temps, Sam Spiegel et Arthur reent sur le scénario, qui continue d'évoluer lorsque le tournage débute.

 

La Poursuite impitoyable : photoMarlon qui s'échappe quand on lui parle de son texte


SIN CITY

Après ces différentes réécritures sur près d'une décennie, La Poursuite Impitoyable n'a plus grand-chose à voir avec l'oeuvre d'Horton Foote. Le film ne garde que les éléments essentiels du récit original : un shérif désabusé d'une petite bourgade du Texas part à la recherche d'un prisonnier du coin qui s'est évadé pour empêcher que les habitants paniqués le trouvent et le tuent.

Marlan Brando étant trop vieux désormais, l'acteur hérite donc du rôle du shérif et laisse le rôle principal à un jeune acteur de télé qui débute, un certain Robert Redford. Dans un premier temps, le film suit le périple de ce prisonnier appelé Bubber Reeves. Cependant, au lieu de le décrire comme un évadé en quête de vengeance, l'adaptation en fait un homme accusé à tort d'un meurtre commis par celui avec qui il s'est échappé.

 

La Poursuite impitoyable : photoReflet déformé

 

Avec ces deux figures qui représentent deux côtés d'une loi imparfaite (et qui rappellent étrangement le shérif Pat Garrett et Billy the Kid du Gaucher), Arthur Penn interroge directement la notion de justice et opère un changement inattendu au fil du récit. Un montage parallèle se met en place pour montrer la réaction des habitants à l'annonce de l'arrivée du prisonnier, et ce qui était un film d'évasion devient alors une charge terrible contre cette société américaine supposée représenter l’ordre par rapport au criminel.

Une galerie de personnages tout ce qu'il y a de plus normaux se rassemble sous la caméra du réalisateur, qui dresse ainsi un panorama à tous les niveaux de l'échelle sociale (riches et pauvres, hommes et femmes, jeunes et vieux, Blancs et Noirs, pêcheurs et croyants, l'individu face à la foule).

 

La Poursuite impitoyable : photoLa bourgeoisie américaine selon Penn

 

Comme souvent chez Penn, il s’agit de confronter les principes fondateurs de la nation américaine à la réalité, et celle qu'il montre dans son film n'est que décadence. Avec un réalisme brutal, Arthur Penn capture sans détour les aspirations et les sentiments refoulés de ce microcosme d'Amérique provinciale. Corruption, adultère, racisme, alcoolisme, capitalisme triomphant, fanatisme, mesquinerie... le réalisateur n'épargne rien ni personne.

L'arrivée de Bubber Reeves fait office de catalyseur au sein de la petite ville, et chacun semble avoir quelque chose à se reprocher par rapport à son retour : ses parents qui l'ont abandonné et qui sont maintenant la cible des bigotes du coin ; sa fiancée, Anna (James Fox) ; et, surtout, la foule, ravie d'avoir trouvé une occupation durant ce samedi soir différent des autres.

Le malaise latent qui s'installe tout au long de cette longue exposition permet d'encore mieux vivre le changement radical d'ambiance à mesure que la montée de la violence arrache les habitants de leur torpeur et les plonge dans une spirale infernale.

 

La Poursuite impitoyable : photoé à tabac pour avoir été juste


FURIE

Dans ce magma de perversion, les graines de la discorde trouvent un terreau fertile et grandissent, comme la foule, qui se laisse gagner par l'hystérie collective tandis que le shérif Calder essaie de protéger Bubber Reeves en ultime rempart de la loi. Accusé d'impartialité par les uns, mis sous pression par les autres, le personnage n'a d'autre choix que de er du représentant de l'ordre au justicier, et Marlon Brando incarne avec force ce héros impuissant, prenant conscience que la justice est impossible à rendre dans ce monde corrompu.

Avides de spectacle, les citoyens armés deviennent une meute assoiffée de sang qui fédère désormais la ville entière à assister à cette fête chaotique devenue un lynchage.

 

La Poursuite impitoyable : photoSeuls contre tous

 

Après avoir trouvé Bubber dans la casse où il se réfugiait, les habitants se retrouvent pour célébrer l'évènement et déclenchent un feu par accident, plongeant le film dans une sorte d'apocalypse hallucinatoire qui voit le bruit et la fureur s’illustrer à l’écran (les carcasses des grosses voitures dévorées par les flammes symbolisant encore plus la mort du rêve américain et de l'"American way of life").

La justice n'existe plus, seule la haine s'exprime, l'impact de la mort de John Fitzgerald Kennedy, de Martin Luther King Jr. et les luttes contre la ségrégation raciale trouvent naturellement un écho sinistre dans ces images de vindicte populaire (la fin fait d'ailleurs référence de façon quasi explicite à l’assassinat de Lee Harvey Oswald par Jack Ruby).

 

La Poursuite impitoyable : photo Une nuit en enfer

 

Mais cette violence qui ronge la société américaine par désoeuvrement, ressentiment ou crainte trouve encore une forte résonnance aujourd'hui, et c'est sans doute pour ça que La Poursuite Impitoyable reste un film aussi riche que pertinent.

Comme il le fera dans Bonnie & Clyde avec sa célèbre fusillade finale, Arthur Penn va totalement au bout de son propos et conclut sur une note cruelle et déchirante, qui finit d'achever le spectateur et d'inscrire le film encore un peu plus durablement dans son esprit.

 

La Poursuite impitoyable : photoDeux hommes vertueux dans un monde pourri

 

Ce pessimisme radical a été plutôt mal reçu par la critique et le public. Arthur Penn s'est défendu en reniant le film, qui ne ressemblait pas à celui qu'il avait imaginé. Contrairement à ce qui était prévu, Sam Spiegel ne l'a pas appelé pour le montage, et ce n'est qu'après (trop tard) que le réalisateur a découvert que des professionnels avaient déjà monté le début et que certaines séquences auxquelles il tenait avaient purement disparu.

Même si Arthur Penn n'est pas tendre avec son film et lui reproche certains élans démonstratifs, le résultat reste un formidable brûlot contre la société américaine, illustrant de façon cruelle la victoire de la haine et la médiocrité par le plus grand nombre sur la justice et la raison. Un film avec un propos implacable et avant-gardiste, qui représente parfaitement ce changement de ton qui se manifeste au milieu des années 60 avant que son prochain film, Bonnie & Clyde, marque le début d'une nouvelle ère qui deviendra le Nouvel Hollywood.

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Hocine
Hocine
il y a 1 année

@wooster

Je comprends l’aspect de l’American way of life que tu évoques: une petite communauté, représentant l’Amérique puritaine, où tout le monde connaît tout le monde et où tout semble lisse et parfait en apparence. Derrière ce tableau idyllique, se cachent des horreurs ou des secrets qu’on ne soupçonnerait pas. Un peu comme chez David Lynch (Blue Velvet par exemple): vu de loin, le tableau de l’Amérique est propre et rassurant. Plus on se rapproche, plus on fouille, plus ce tableau est sale et inquiétant. Je pense aussi à ce film magnifique, The Last Picture Show de Peter Bogdanovich. La Poursuite Impitoyable fait partie des films qui annoncent le Nouvel Hollywood. D’ailleurs, c’est le même Arthur Penn qui réalisera Bonnie and Clyde, perçu souvent comme le point de départ du Nouvel Hollywood, avec Le Lauréat de Mike Nichols. C’est vraiment une période ionnante du cinéma américain.

Wooster
Wooster
il y a 1 année

@Hocine
Je comprends tes arguments, et d’ailleurs j’y souscris.
Mais mon commentaire visait un aspect très particulier de l’American way of life, à savoir l’exaltation de la vie dans une petite communauté, là où les voisins se réunissent autour de barbecues, où les habitants appellent le shérif par son prénom, où les voitures sont garée dans l’allée devant des maisons proprettes sans clôture, où tout le monde est allé dans la même High School… Ce modèle qu’on a vu mille fois (à tel point qu’il nous est très familier à nous européens) est le plus souvent célébré (de la série Happy Days aux téléfilms Hallmark), surtout par opposition à la grande ville (New York, San Francisco…) qui est nécessairement inhumaine, pervertie par l’argent, le sexe et l’ambition.
C’est dans ce sens que je trouve La poursuite impitoyable novateur : il fait de ce modèle un enfer. Je ne vois pas d’autres films qui le précèdent sur ce meme thème. A la rigueur La Fureur de Vivre, mais il s’agit davantage d’aborder l’émergence de la figure du teenager dans la société d’après guerre.

Hocine
Hocine
il y a 1 année

@wooster

C’est d’ailleurs ce qui est fascinant avec le cinéma américain: cette aptitude de rendre universel, ce qui est typiquement américain. Ainsi, les spectateurs du monde entier peuvent être touchés par des films américains et s’identifier à leurs personnages.

Pour revenir à l’American way of life: certes, cette expression est devenue populaire au XXème siècle, avec notamment l’émergence de la société de consommation, soit après la conquête de l’Ouest. Cependant, l’American way of life trouve son origine dans les idées élaborées par la Déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique, publiée le 4 Juillet 1776, soit avant la conquête de l’Ouest: ces idées étant la vie, la liberté et la recherche du bonheur. En cela, il est évident que le cinéma américain, dont les westerns, participe pleinement à la promotion de l’American way of life. De plus, le cinéma américain s’est développé au XXème siècle: ainsi, même les films dits historiques ou d’époque comportent des anachronismes liés à l’époque où les films ont été tournés.

Pour finir, un film sorti en 1936, soit bien avant La Poursuite Impitoyable, et qui dénonce, en grande partie, l’American way of life: Les Temps Modernes de Charlie Chaplin.

Wooster
Wooster
il y a 1 année

@Hocine
Les américains ont cette force de savoir dénoncer dans leur films (et dans leur littérature) leurs propres travers, autant qu’ils savent célébrer leur propre culture par ailleurs. Les westerns ne dénoncent pas l’American Way of Life, et pour cause, cela n’existait pas au temps des westerns. Les westerns montrent une société en construction, tantôt célébrant des valeurs comme le courage et la loyauté, tantôt dénonçant les massacres des indiens ou la cupidité.
Ce qui distingue La poursuite Impitoyable, c’est qu’il s’en prend directement à L’American way of life : et je ne vois pas d’équivalents qui le précèdent.

Hocine
Hocine
il y a 1 année

@wooster
Bien avant La Poursuite Impitoyable, plusieurs autres films remettaient en cause l’image idyllique de la ville (société) américaine. Je n’ai pas de liste exhaustive mais je pense par exemple à Un Homme est é de John Sturges avec Spencer Tracy.
Sans compter les villes pleines de vices décrites dans plusieurs westerns et films noirs. De manière générale, Hollywood va tantôt promouvoir l’American way of life, tantôt regarder l’Histoire en face et dénoncer le péché originel à partir duquel la société américaine contemporaine s’est en partie bâtie: le génocide des autochtones (tribus indiennes). Ce sujet sera abordé dans Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese.

Wooster
Wooster
il y a 1 année

Je me souviens avoir vu ce film, probablement au début des années 80. Cela avait été un choc.
Je pense (mais je peux me tromper) que c’est le premier film qui prend à revers de façon aussi frontale l’idéal de la petite ville / banlieue américaine. Quant à Brando, il est comme toujours impérial.

Hocine
Hocine
il y a 1 année

La Poursuite Impitoyable d’Arthur Penn est un très bon film, construit comme un western et servi par un excellent casting, mené par Marlon Brando, perçu alors comme has-been. C‘était avant son retour en grâce dans Le Parrain.

RobinDesBois
RobinDesBois
il y a 1 année

Un film magnifique. Robert Redford bouleversant, Brando impressionnant de justesse dans ce rôle de flic droit, impuissant face à une ville de fous inhumains. On est aussi écœuré que déprimé après avoir vu ce film qui ne peut laisser personne indifférent.

Ray Peterson
Ray Peterson
il y a 1 année

Masterpiece. Intemporel, magnifique et prodigieux. Fonda, Brando, Redford, Penn, Barry….
Un petit flop certes mais un immense film. Et ça, avant Bonnie & Clyde! Arthur Penn rules!

Ringo
Ringo
il y a 1 année

Ah, ce film est immense. Un véritable choc lorsque je l’ai découvert pour la première fois. Jusqu’où la folie des hommes peut aller, aidée par l’esprit de groupe. Reste hélas d’actualité, il n’y a qu’à regarder les infos de temps en temps.