Film testament méconnu de Vol au‐dessus d’un nid de coucou.
"Lilith, seul film qui ait su traiter l’aliénation mentale de l’intérieur, crée un univers et rend inacceptables des réalisations comme The Cobweb ou David et Lisa qui paraissaient pourtant honnêtes." Voilà ce qu’écrivirent Bertrand Tarvernier et Jean-Pierre Coursodon dans 50 ans de cinéma américain à propos de Lilith, film aussi étrange que ionnant. Et il est aussi étrange qu’il ne ionne pas plus.
Ce dernier long-métrage écrit et réalisé par Robert Rossen (L’Arnaqueur) anticipait déjà la naissance du Nouvel Hollywood, se heurtant frontalement aux nouvelles réflexions sociales de l’Amérique moderne. 11 ans avant le superbe Vol au‐dessus d’un nid de coucou de Milos Forman avec Jack Nicholson, Lilith explorait pour la première fois, avec autant de romantisme que de pragmatisme, l’univers de la psychiatrie. Et comme un complément essentiel au film de Forman, il expose à travers celui-ci les fêlures d’une société elle-même schizophrène.
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En 1964, tandis que le code Hays poussait ses derniers soupirs agonisants, Robert Rossen fut l’un des premiers à tenter de lui couper le souffle pour de bon. Pour cela il invoque une héroïne transgressive et troublée (interprétée par Warren Beatty), de retour de la guerre de Corée et pour qui la vie civile fait bien peu de sens.
À l’instar du Travis Bickle de Taxi Driver, Vincent souhaite se réintégrer, mais ne sait pas comment faire. Pour compenser son vide intérieur, il cherche alors un moyen de se rendre utile et de faire le bien. Il devient infirmier et tente ainsi de prendre soin d’une population fragile qui, un peu à son image, semble totalement déconnectée des autres. Si ce parallèle est déjà éloquent en soi, c’est au travers de la relation (puis la romance) qu’il va lentement tisser avec Lilith, que le film mettra véritablement à nu son propos.
Jean Seberg dans un rôle immense
En parlant de Lilith, on pourrait facilement tomber dans un discours se fixant sur sa prétendue romance maudite. La patiente égarée entraîne son bienveillant soignant dans les limbes et un fatal dénouement s’en suit. Il serait superficiel de s’arrêter là. La jeune Lilith est une figure bicéphale et aucune de ses têtes ne peut faire l’objet d’un portrait précis, si elle est séparée de l’autre. Nymphomane et sensuelle, la patiente n’est pas pour autant une femme fatale. Troublée psychologiquement et vulnérable, elle n’est pas non plus une absolue aliénée.
Lilith est une vraie marginale. Au sens qu’elle est irrémédiablement en marge de toute norme sociale. Lorsque Vincent tombe amoureux d’elle, il croit voir en elle quelqu’un de sain (le spectateur pourra s’y tromper aussi). Lilith respire la joie de vivre et semble cohérente. À mesure qu’il entame une relation sentimentale puis charnelle avec elle, il pensera y trouver un salut. Pour elle et pour lui. Malheureusement, Vincent sous-estime le mal qui est le sien et celui de Lilith, d’un tout autre ordre. Et à la croisée des deux naît la vraie démence.
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Vincent emmène Lilith à des festivités locales, où la situation semble idéale et où les deux s’amusent. Toute la durée de la scène, le petit couple semble parfaitement s’intégrer à la foule et vit un rendez-vous romantique presque pastoral. Mais cette candeur de Lilith est aussi ce qui la trahit pour la première fois aux yeux de Vincent, et fera comprendre au spectateur sa nature aussi complexe que tragiquement destructrice. Alors qu’elle interagit avec deux enfants, la jeune femme entame un étrange jeu de séduction avec l’un d’eux, jusqu’à manifester une attirance tangible et dérangeante vis-à-vis du garçon. Vincent le voit, mais il est trop tard. Au lieu de reprendre son rôle d’infirmier, le vétéran va s’obstiner.
Plus tard, la nymphomanie de Lilith devient de plus en plus évidente et sa soif de liberté débridée apparaît de plus en plus inable à Vincent. Il en devient de plus en plus possessif, car son besoin vital d’un repère à travers elle le pousse au désespoir (on y retrouve Travis Bickle). Quant à Lilith, elle se refa à être vraiment aidée, comme elle se sait incapable d’aider Vincent. Elle sait qu’il veut être un héros dans leur relation, mais lui seul se berce d’illusions sur la question. Il n’y a pas de héros dans cette histoire, et la folie de Vincent est de croire le contraire.
Une scène aussi révélatrice que dérangeante
Chacun engendre un mal certes sans malice, mais qui consume l’autre. Il devient progressivement évident que le soignant, lui-même irraisonné, est fort peu qualifié pour venir en aide à ses patients. Contrairement à Vol au-dessus d’un nid de coucou, le film de Rossen ne porte pas un jugement sévère sur l’institution psychiatrique et son personnel. Celui-ci n’est ni abusif ni oppressif. Mais dans les deux films, l’un des soignants dispose d’une fonction allégorique. L’hôpital psychiatrique se présente comme une microsociété (de marginaux) et il y est aisé d’y installer des symboles explicites à travers ses figures d’autorité.
Dans le film de Milos Forman, l’infirmière Ratched incarne un ordre kafkaïen. Elle est garante d’une mise à l’écart inhumaine et clinique de ceux considérés comme des déments. Et Vol au-dessus d’un nid de coucou dénonce très justement cette approche-là. À l’inverse, l’allégorie de Vincent réside dans son origine (vétéran brisé) et dans son humanité. Il incarne une société américaine en perdition animée d’une bonne volonté, mais incapable d’aider les autres, étant elle-même déboussolée. À presque dix ans du début de la guerre du Vietnam, Lilith paraît déjà irablement conscient d’un certain malaise en train de s’installer aux États-Unis.
Un autre visage dramatique de la psychiatrie
car Ève n’était pas là
Afin de parfaire cette allégorie et d’en cristalliser le sens, le duo entre le patient et le soignant se révèle, pour le film de Forman et celui de Rossen, être un duo mortel. Pourtant aux antipodes l’un de l’autre, Ratched et Vincent sont tous les deux des infirmiers devenus bourreaux. Ratched est le bourreau de Randall (le personnage de Jack Nicholson) car elle ne peut tolérer sa déviance d’un point de vue clinique, Et Vincent finit malgré lui par devenir le bourreau de Lilith, sa propre déviance se heurtant à la sienne.
Cette conclusion aussi sombre qu’en phase avec l’époque que le film souhaite dépeindre le rapproche incontestablement de futurs classiques de la fin de la décennie, et qui manifesteront un symbolisme similaire. Sans reprendre les thèmes de la psychiatrie ou de la guerre, on retrouve de similaires malaises existentiels et dénouement pessimiste dans The Swimmer de Frank Perry ou Le Lauréat de Mike Nichols (tous deux sortis en 1968). Autre "Lilith" ionnante à mettre en parallèle du film de Robert Rossen : la Béatrice dans De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites de Paul Newman (1972) propose un autre sublime portrait de marginale, en décalage avec son monde.
Deux âmes intranquilles ballottées sur le récif
Étant l’un des premiers films à aborder de manière aussi frontale et intime le monde psychiatrique aux États-Unis, Lilith peut bien être considéré comme un chef-d’œuvre secret, trop tenu bien trop à l’écart de la lumière. En y comptant les exceptionnelles performances de Warren Beaty et Jean Seberg, ainsi que la somptueuse photographie d'Eugène Schüffan, ce film testament de Rossen touche bien à la grâce... n’étant contrarié que par la mauvaise opinion que le réalisateur avait sur son propre film.
Il y aurait bien d’autres choses à ajouter à propos Lilith (on a guère touché à la figure mythologique que ce nom évoque directement). Mais comme toute grande œuvre, il y a à travers elle, plus à voir qu’à dire. S’il faut retenir quelque chose, c’est bien que Lilith est un film d’une intelligence insoupçonnée et qui s’ancre parfaitement entre la fin d’une ère de cinéma américain et le début d’une autre. C’est enfin un film absolument à voir en amont de toute (re)découverte des classiques du Nouvel Hollywood.
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