Films

Les Linceuls : critique d’un Cronenberg en deuil

Par Mathieu Jaborska
30 avril 2025
MAJ : 30 avril 2025

Présenté au festival de Cannes 2024, Les Promesses de l’ombre. Âpre, voire carrément mal-aimable, il ne fait pas l’unanimité. Pourtant, ça reste un objet d’étude fascinant, à défaut d’être stimulant.

© Pyramide Distribution

Linceuls en scène

Quand David Cronenberg s’est aventuré hors du cinéma fantastique au début des années 2000, on a eu vite fait de scinder sa richissime filmographie en deux parties : la partie body-horror et la partie dramatique. Quand il a présenté ses Crimes du futur à Cannes 2022, on a eu plus vite fait encore de s’enthousiasmer d’un retour aux sources. Or, le cinéaste n’est jamais revenu sur ses pas, ni vers la première partie de sa carrière. Il en a entamé une nouvelle.

À vrai dire, il trace ce sillon depuis plus longtemps. L’évènement déclencheur est bien sûr le décès de sa femme en 2017. Depuis, le spectre de la mortalité plane sur l’œuvre du cinéaste, et pas seulement sur ses longs-métrages. En 2021, il coréalisait avec sa fille et photographe Caitlin Cronenberg un micro-métrage de moins d’une minute intitulé The Death of David Cronenberg. Il y contemplait littéralement son propre trépas, allant jusqu’à se donner une étreinte post-mortem à lui-même.

Ce voyeurisme morbide, il est au cœur des enjeux des Linceuls, qui explore cette nouvelle obsession du cinéaste plus radicalement que jamais, au détriment de la narration, de la cohérence, de la poésie, d’à peu près tout le reste en gros. Jugez plutôt : Cassel joue un riche et discret businessman ayant perdu sa femme, qui fabrique des cimetières où la décomposition des corps peut être observée en temps réel à travers des… écrans. Toute ressemblance avec le réalisateur n’est pas fortuite : même s’il ne l’avait pas avoué, le parallèle sauterait aux yeux.

Dans Les Crimes du futur, il se mettait en scène sous les traits de Viggo Mortensen pour aborder les mutations de son art. Ici, il explore une facette plus intime encore de sa personnalité : son rapport au deuil en tant qu’artiste… et en tant que citoyen dans un monde qui a largement rattrapé ses propres récits de science-fiction. Lorsque le cimetière où repose la femme de Karsh est saccagé, toutes les préoccupations contemporaines remontent, de l’intelligence artificielle aux théories du complots saugrenues, en ant par les problématiques d’accessibilité ou même la géopolitique libérale.

Les Linceuls
Pète Sematary

Welcome to the machine

Un sacré gloubi-boulga qui révèle une nouvelle composante de l’énigme Cronenberg, mais rebutera tous ceux qui ne cherchent pas à la résoudre. Dans Les Crimes du futur, les renvois à sa filmographie, la mise en scène et la direction artistique surréalistes donnaient toujours à son œuvre une certaine viscéralité. Dans Les Linceuls, elle a disparu. La faute à son esthétique de techno-thriller d’anticipation qui fait surtout penser à un épisode raté de Black Mirror.

Dépourvu de la moindre forme de construction narrative, voire de la moindre forme de conclusion, le film n’est qu’un pur agrégat de philosophie cronenbergienne et de son chagrin. Pour peu qu’on accepte de faire une croix sur les grands principes du cinéma de fiction et qu’on soit vraiment ionné par l’artiste, cette séance de psychanalyse a quelque chose d’atypique, même au sein de sa filmographie.

Les Linceuls
On vit dans une société

Comment tourner la page quand l’image numérique est omniprésente, quand les codes du cinéma paranoïaque ont infiltré chacun des pans de la réalité ? Comment faire son deuil lorsque les possibilités de reconstitution, de démultiplication des êtres (Diane Kruger joue trois rôles, dont une IA !), voire de leur transformation, sont quasi infinies ?

Tous les protagonistes du film, du baron de la tech placide joué par Cassel à l’informaticien névrosé joué par Guy Pearce, finissent par plonger dans le complot, déés par une société mortifère où la frontière entre la mort et la vie a été abolie par les écrans, où la physicalité du corps que le réalisateur n’a cessé de représenter n’est même plus accessible et peut carrément être falsifiée. Privé de ses moyens depuis le décès de sa femme, il semble en fait aussi perdu que le spectateur à l’issue de la projection.

Les Linceuls
Un seul réconfort : la cécité

Cronenberg met en scène un monde qui a fini par rattraper son cinéma, ses marottes. La science-fiction psychanalytique et voyeuriste qui l’a fait connaître a débordé de ses films pour l’atteindre personnellement, dans son intimité la plus précieuse. Les Linceuls est une réponse à cette agression, ainsi, finalement, que l’un des aboutissements de son œuvre.

L’austérité globale du long-métrage est-elle en fait un aveu de défaite face aux terrifiantes évolutions de la technologie (cette critique n’est pas encore écrite par un robot) ? « Le monde n’a pas besoin de mon prochain film », déclarait le cinéaste au Los Angeles Times en avril. C’est officiel : on est foutus.

Les Linceuls
Rédacteurs :
Résumé

David Cronenberg étudie son propre deuil à l’heure où la technologie a rattrapé son cinéma. Un geste plus intime que cinématographique et donc forcément austère comme la mort.

Autres avis
  • Alexandre Janowiak

    David Cronenberg bouleverse avec Les Linceuls lorsqu'il observe la mort, sonde le processus de deuil et pleure l'absence insoutenable de l'être-aimé. Dommage que ce beau voyage bifurque dans une enquête barbante entre trahisons, mensonges et complots.

Tout savoir sur Les Linceuls
Vous aimerez aussi
Commentaires
Veuillez vous connecter pour commenter
3 Commentaires
Le plus récent
Le plus ancien Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
GiomZ
GiomZ
Abonné
il y a 29 jours

Intéressant. J’ai l’impression qu’on est d’accord sur le film mais ton appréciation globale est plus « positive ». Je vois un seul point qui m’a énormément dérangé et que tu abordes peu qui pourrait expliquer cette différence : le jeu de Vincent Cassel. Je ne sais pas ce que tu en as pensé, pour moi c’était à la limite de la catastrophe.

Dario De Palma
Dario De Palma
il y a 1 mois

Film un peu plus stimulant que les Cronenberg qui ont suivi FAUX SEMBLANTS mais ça reste encore à moitié raté à cause d’un scénario boiteux qui s’éparpille dans tous les sens et un réalisateur qui s’enlise dans un rythme mou du genou et une mise en scène télévisuelle indigne. On est loin de la force des Cronenberg des années 70 et 80…

shingo
shingo
il y a 1 mois

Il a pas dû fumer beaucoup weed sur le tournage, David.