Les dynamiques familiales sont rarement évidentes, mais avec Robert Redford a poussé cette réalité à son paroxysme.
Il y a moins pompeux que citer Hegel ou Aristote comme entrée en matière d'un écrit consacré au tout premier crédit de réalisation de Robert Redford, alors plus connu dans les années 70 pour son image de séducteur charismatique que pour ses penchants philosophes. Ce serait toutefois faire fi du récit lui-même, démonstration paroxysmique de l'échec du langage au coeur d'une cellule familiale gangrénée par le traumatisme.
Alors oui, il semble nécessaire d'évoquer Aristote, lequel arguait de façon vaguement célèbre que "l'homme est un animal politique" ; un individu sensible prompt à l'épanouissement au sein d'une société, et a fortiori, à travers autrui. Et fatalement, on ne saurait donc faire abstraction de Hegel, qui écrivait dans son Système de la vie éthique que "l’amour c’est être soi-même dans un étranger", dans la mesure où c'est là toute la tragédie Des gens comme les autres.
l’atomisation de la famille nucléaire
Difficile pour le spectateur d'imaginer une famille, ou même un cadre plus conventionnels que ceux initialement présentés en ouverture du récit. Les "gens comme les autres" y sont banals et vivent, entre les murs de leur pavillon de Lake Forest, l'existence idéale selon les pages glacées des magazines prônant le rêve américain. Le patriarche y est un avocat fiscal dont l'emploi subvient aisément aux besoins de son foyer de la petite bourgeoisie, tandis que la mère en assure diligemment l'entretien. L'un et l'autre échangent baisers chastes et conversations insignifiantes, conversent politique un verre de blanc à la main auprès d'amis interchangeables, jouent au golf lorsque l'occasion se présente, et utilisent des quantités industrielles de cellophane pour conserver la fraicheur de leurs sandwichs en triangles. Le portrait dépeint est si symptomatique de la dynamique protestante anglo-saxonne qu'elle en effleurerait presque la caricature si cet impeccable vernis ne pouvait que sous-tendre la fêlure du privé. Plus qu'une fêlure, c'est même d'un déchirement dont il est question au sein de la famille Jarrett, abîmée par le décès accidentel de l'aîné et la tentative de suicide de son cadet. Deux tragédies au deuil résolu, à en croire l'inébranlable sourire suspendu au visage de Mary Tyler Moore. Mais celui plus prudent de Donald Sutherland ne trompe pas ; pas plus que les interrogations faussement légères adressées à ce fils qu'il devine encore fragile. "Ça va ? Tu dors bien ? Tu es sûr ? Tu as pensé à appeler le docteur ?". L'angoisse est polie chez les Jarrett. L'esquive aussi. Dans sa critique du film, le journaliste du New Yorker David Denby observe très justement : "les Américains protestants et bourgeois sont les seuls individus à ne pas être en mesure de parler et manger en même temps". De cette observation ressort tout le véritable drame du récit ; un fils est mort et l'autre fraichement déchargé de l'hôpital psychiatrique, mais ce n'est pas ce spectre qui hante le domicile familial, non. C'est celui de ce que Jean-Pierre Sarrazac qualifiait de "crise du langage" dans sa préface consacrée au Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce. Celui d'une d’une crise au sens premier du terme ; la parole avortée se substituant alors à une sorte de maladie dont la paralysie affecte aussi bien le dialogue que la mise en scène. En effet, le dispositif cinématographique n'a, ettons-le, rien de bien transcendant sous l'égide d'un Robert Redford nouvellement cinéaste. Et si d'aucuns seraient en mesure d'arguer qu'il s'agit là d'une preuve maladroite de son inexpérience derrière la caméra, peut-être serait-il plus juste d'en souligner l'à-propos. De cette forme sans ambages ressort davantage ce fond, où l'incommunicable s'impose comme le maître mot.thou shalt not speak
Dans sa fiction biographique Histoire de la violence, Edouard Louis a écrit : "On dit qu'on ne peut pas sortir du langage, qu'il est le propre de l'être humain, qu'il conditionne tout, qu'il n'y a pas d'ailleurs, d'extérieur du langage, qu'on ne pense pas d'abord pour ensuite organiser ses pensées par le langage, mais qu'il n'y a de pensées que par lui, qu'il est une condition, une nécessité de la raison et de la vie humaine". Mais si le langage est le propre de l'humain, comme semble l'indiquer l'auteur (ainsi que pléthore de sociologues, philosophes et autres linguistes), alors qui sont les Jarrett ? Qui est cette mère brusquement incapable de communiquer avec son fils, qu'elle évite comme la peste tout en s'escrimant à maintenir l'illusion d'un foyer modèle ? Qui est ce père qui ne parvient que difficilement à dissimuler sa fébrilité vis-à-vis du survivant ? Et surtout, qui est Conrad, cet adolescent qui porte son mal-être à même ses veines tailladées, mais ne pipe mot de son traumatisme à quiconque ?
Parce que "ce n'est pas la chute qui compte"
Allô maman, bobo
Jacques Rancière le communique avec son éloquence caractéristique dans son ouvrage Politique de la littérature, "les mots sont ces êtres sans corps qui ont le pouvoir d’arracher les existences à leur destination naturelles". Si le philosophe exprime ici la dimension politique qu’opère l’Art sur les individus, les propos se simplifient dans ce cadre, et se rapportent au pouvoir qu’ont les mots de bouleverser le quotidien bien rangé des uns et des autres. Par ces multiples strates communications dysfonctionnelles, le cinéaste sous-tend donc l’agonie du rapport à l’Autre, mais aussi du rapport au Soi. Au fond, le véritable drame dont souffrent les Jarrett est d'une banalité sans nom. C'est que l'amour est un sentiment complexe, au cas où certains n'auraient pas eu le mémo. Mais surtout, et c'est le plus difficile à reconnaître, il est faillible. Conrad aime sa mère, bien entendu, mais ne peut exprimer cet amour, paralysé par la certitude qu'il n'est plus réciproque, qu'elle lui préférait son frère défunt. Et Beth – Beth aime son fils comme une mère aime l'enfant qu'elle a porté et mis au monde ; mais aime-t-elle Conrad ? Aime-t-elle son époux, ou leur vie commune est-elle conforme à son idéal d'un quotidien ordonné et confortable ? Dans l'un des monologues les plus poignants du film, Calvin interroge comme il répond : "Dis-moi. Tu m’aimes ? Est-ce tu m’aimes vraiment ? Tout aurait été parfait s’il n’y avait pas eu ce… désordre. Mais tu ne es pas le désordre. [...] Je ne sais pas à quoi nous avons joué. Alors je pleurais, parce que je ne sais pas si je t’aime encore, et je ne sais pas ce que je vais faire sans ça."{videoId=1500538;width=560;height=315;autoplay=0}
Si la délicatesse de l'intersubjectivité se cantonnait à la fiction, peut-être la vie serait-elle plus tranquille. Mais ce que le cinéaste raconte dans ce premier film sous-tend une réalité universelle dont l'écho rebondit en chacun : quelques fois, l’amour ne suffit plus et les mots se font simultanément de trop et insuffisants. Le silence rompu pour de bon, les maux requièrent une attention que tous ne sont pas capables d’adresser. Certains préfèrent y laisser la vie pour de bon, comme Karen, l'amie de Conrad ; d'autres choisissent de se reconstruire ailleurs. Sans un mot, la mère prend congé du récit. Le pansement arraché laisse la plaie éclater au grand jour ; mais de la blessure peut naître la cicatrice. Des gens comme les autres fait ainsi le récit d'une rupture inéluctable, et son adaptation cinématographique par Robert Redford semble alors répondre au célèbre vers de Robert Frost : "The only way out, is through / La seule issue est au travers". Par la mise en scène d’un dialogue avorté, il figure le partage comme une lutte sans fin où se mêlent dramaturgies du langage et du ; et si le produit fini n'est pas subtil pour un clou, il n'en demeure pas moins cruellement efficace dans son étude quasi chirurgicale du stress post-traumatique, ainsi que la réalité douce-amère de sa finalité. Une façon brute de décoffrage, somme toute, d'affirmer que quoi qu'il puisse arriver, ça finira par aller.La suite est réservée à nos abonnés. Déjà abonné ? Se connecter
Robert Redford est une des dernières légendes du cinéma américain. Récemment, il a officiellement pris sa retraite. En tant qu’acteur, Butch Cassidy et le Kid fait de lui une star. Il a atteint le pic de sa carrière dans les années 70 (Jeremiah Johnson, L’Arnaque, Nos Plus belles années, Gatsby le magnifique, Votez McKay, Les Trois jours du condor, Les Hommes du Président). À noter qu’il a plusieurs fois été dirigé par Sydney Pollack. Au début des années 80, de plus en plus lassé par le métier d’acteur et par son image de playboy, il e à la réalisation. À partir de 1985, il s’occupera du festival de Sundance, faisant la promotion du cinéma américain indépendant. À partir des années 90, ses apparitions devant la caméra se feront de plus en plus rares. Robert Redford aura su gérer les différentes étapes de sa carrière et assurer sa longévité.
Heu… Patoche, tu pourrais lire au moins les 3 premières lignes avant de commenter pour dire des âneries ?
@patoche, Robert est le réalisateur.
Heu… C’est pas Donald Sutherland plutot?