Films

À toute épreuve : pourquoi le chef-d’œuvre de John Woo est encore le film d’action terminal ?

Par Antoine Desrues
8 juillet 2021
MAJ : 21 mai 2024
À toute épreuve : photo, Chow Yun-Fat

Entre poudre, flingues et architecture, pourquoi À toute épreuve (ou Hard-Boiled) symbolise encore aujourd'hui le meilleur du cinéma d'action ?

Avec son compatriote The Killer l'ont instantanément propulsé au rang de maître de l'action, son style inimitable à base d'imes mexicaines et de ralentis n'a pas manqué de faire de l’œil à Hollywood. Woo a donc fini par s'expatrier aux États-Unis dans les années 90, avec le résultat en demi-teinte que l'on connaît.

Perdu dans un système de production américain rigide, ce génie de la caméra s'est retrouvé à s'autocaricaturer, en donnant vie à des scripts bien souvent faisandés. Évidemment, Ecran Large sera toujours là pour défendre le brio incompris de Volte/Face, mais le meilleur est à chercher ailleurs, et en l'occurrence, juste avant cette escapade en Occident.

Désireux d'avoir un terrain d'expérimentation avant son départ pour le pays de l'Oncle Sam, John Woo a en tête au début de la décennie des envies de polar "hard-boiled", nourries par l'Inspecteur Harry de Sam Peckinpah.

Malgré l'échec commercial d'À toute épreuve en français), dont le titre reflète déjà la note d'intention et l'énergie du projet : une introspection théorique dans le genre du polar, socle idéal pour l'un des plus grands films d'action jamais réalisés.

 

photo, Chow Yun-FatDu culte en barre

 

Modern Warfare

Après lui avoir fait incarner à plusieurs reprises des gangsters charismatiques, John Woo fait er son acteur fétiche Chow Yun-Fat de l'autre côté de la barrière, en lui offrant le rôle de l'inspecteur "Tequila" Yuen, flic aux méthodes extrêmes qui enquête sur un immense trafic d'armes. Au cours de ses investigations (comprenez par là qu'il crible plus ses ennemis de balles que ses dossiers d'agrafes), il fait la rencontre de Tony, un policier infiltré dans le cartel, et dont il compromet la couverture.

Un postulat on ne peut plus clair, et qui offre l'opportunité à Woo de pousser dans ses retranchements son rapport à la dualité, centrale dans son cinéma. En explorant à sa façon les codes du buddy-movie, À toute épreuve présente un monde dans lequel il est difficile de cerner les gendarmes des voleurs. C'est d'ailleurs pour cette raison que le cinéaste a eu la brillante idée de faire appel au talent de In the Mood for Love sublime par son seul visage les dilemmes qui hantent le récit.

 

photo, Tony Leung Chiu WaiTony Leung, juste parfait

 

Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la première apparition de Tony se fait dans une bibliothèque, dans laquelle il récupère un pistolet caché dans une édition de l’œuvre complète de Shakespeare. Woo prend à bras le corps la dimension tragique de son histoire, et donne ainsi une saveur toute particulière à ses scènes d'action. À vrai dire, si l'auteur a toujours été salué pour la topographie magistrale de sa réalisation, Hard-Boiled joue d'un paradoxe particulièrement jouissif. Non seulement l'organisation de son découpage a rarement été aussi précise, mais elle est justement au service d'un chaos organisé, reflet de la perdition de ses héros qui se cherchent une place dans ce monde déliquescent.

À ce titre, toute la note d'intention du projet pourrait se résumer au tour de force de sa séquence introductive, dans laquelle Tequila et son escouade investissent une maison de thé pour arrêter des trafiquants. Bien évidemment, l'ensemble se transforme vite en fusillade apocalyptique, où Woo exploite le moindre centimètre carré à son avantage. Mais au-delà de cette maîtrise technique, c'est tout un é qu'embrasse le réalisateur.

 

photo, Chow Yun-FatMake my day

 

En effet, Woo et ses équipes ont eu un immense coup de cœur pour une véritable maison de thé historique de Hong-kong, qui s'apprêtait à être démolie. Malgré un scénario encore à l'état d'embryon, le cinéaste a tenu à organiser l'un de ses principaux set-pieces dans ce lieu chargé d'histoire, au point que l'on peut ressentir un sentiment d'urgence dans l'inventivité scénographique de cette scène qui ne se refuse rien. La mythique glissade de Chow Yun-Fat le long d'une rampe d'escalier a été, comme beaucoup d'autres éléments, pensée par John Woo et son chorégraphe Philip Kwok à la simple vue de l'architecture de ce décor incroyable.

Or, le génie de Hard-Boiled réside sans conteste dans sa stratégie de l'espace, pour qui chaque angle et chaque insert doit cartographier le théâtre du violent ballet en cours. De cette façon, le réalisateur n'a jamais besoin de forcer le propos éminemment social du film, alors même que la séquence précitée se déroule au lever du jour, moment durant lequel tous types de classes sociales peuvent se retrouver pour boire le Dim Sum, le traditionnel thé du matin. Woo peut alors s'attarder, au travers de quelques travellings tétanisants, sur les victimes collatérales de sa scène de massacre, sur ces cols-bleus comme blancs pris en tenaille dans cette bataille qui n'est pas la leur.

 

photo, Chow Yun-Fat, Tony Leung Chiu WaiUne certaine idée du buddy-movie

 

Hong-kong Vice

Ainsi, ce regard sur la population illustre non seulement la place des triades dans le quotidien de la ville, mais marque également l'effervescence d’À toute épreuve, et le bouillonnement qu'il capte à l'aune de la rétrocession de Hong-kong à la Chine populaire. Woo filme un environnement en pleine mutation, à l'instar de cette maison de thé immortalisée juste avant sa destruction, que Taquila envisage même de fuir en émigrant aux États-Unis. Le personnage craint un avenir qu'il faut malgré tout façonner. Cette résignation, particulièrement perceptible dans les actions de Tony pour protéger sa couverture, s'accorde alors avec une forme de nihilisme salvateur. Si le système est pourri de l'intérieur, alors il ne reste plus qu'une seule solution : le raser.

Dès lors, le sens de l'espace de John Woo se voit transcendé par cette énergie destructrice, qui confère à Hard-Boiled des enjeux démentiels. L'un des morceaux de bravoure principaux du film, l'assaut d'un entrepôt, semble d'ailleurs pensé comme une pure bulle de chaos, comme quatre murs et un toit délimitant le terrain de jeu d'un cinéaste occupé à y mêler des dizaines de microévénements, sans jamais perdre pour autant le spectateur.

Motos, grenades, carcasses de voiture, et même Tyrolienne, tout y e dans ce monument de cinégénie, où Woo prouve que l'utilisation de multiples caméras n'est pas synonyme de fainéantise. Ses plans, toujours aérés et précis, respirent sur le tempo de ses ralentis esthétisés, dilatations du temps essentielles pour souligner la réactivité de ses personnages, voire même l'état de transe, de flow, dans lequel ils parviennent à se plonger.

 

photoExplosions et cascadeurs suicidaires ? Check !

 

En toute logique, ce morceau de cinéma en or massif sera non seulement exploité, malaxé, voire pillé pour les décennies à venir, mais aussi transcrit dans un médium qui semble devoir beaucoup à Hard-Boiled : le jeu vidéo. Il est d'ailleurs amusant de constater que le bullet-time, cet autre emploi du ralenti dans des phases de tir, a été popularisé avec Max Payne, qui avait là aussi l'envie de réinvestir le genre du polar. L'impact indéniable du film de John Woo sur la culture populaire a même bouclé sa propre boucle en 2007 avec la sortie de Stranglehold, suite officielle des aventures de Tequila, qui ont pris la forme d'un jeu d'action directement hérité du gameplay de Max Payne.

À vrai dire, il paraît aujourd'hui même impensable de ne pas analyser À toute épreuve et sa gestion de la scénographie sous le prisme du level design. Dans son climax über-spectaculaire, Tequila et Tony découvrent que leur ennemi commun, Johnny, utilise un hôpital en sa possession pour dissimuler son trafic. À partir d'une morgue annonciatrice du carnage à venir, les deux protagonistes plongent dans un sous-sol labyrinthique, dans une strate de niveaux qu'il faut ensuite remonter. Bien évidemment, cette offensive atteint des sommets grâce au désormais célèbre plan-séquence du film, dont la logistique ahurissante n'a d'égale que la puissance de son imagerie, désormais inséparable du jeu de tir à la troisième personne.

 

{videoId=1386215;width=560;height=315;autoplay=0}

 

Difficile alors de ne pas jubiler sur son siège au moindre élan de cool d'un film qui est loin d'en manquer. Qu'il s'agisse de la vue d'un méchant allumant une cigarette en se penchant sur une voiture en feu, ou d'un Tequila filmé tel un ange de la mort après s'être recouvert de farine, À toute épreuve fait halluciner à chacune de ses idées, aussi fantasques et flamboyantes puissent-elles être. Et quand bien même de nombreux films ont essayé de copier l'aspect jubilatoire du chef-d’œuvre de John Woo, peu ont su aussi bien saisir la fuck you attitude de personnages prêts à tout pour rétablir l'ordre.

Si la notion de sacrifice est au cœur de Hard-Boiled, le combat de ses personnages reflète surtout un age de flambeau, la promesse de les voir se battre pour offrir aux générations futures un monde meilleur. Tandis que l'hôpital symbolise un lieu de vie et de mort, Chow Yun-Fat est aujourd'hui indissociable de cette séquence iconique où il tient un bébé dans ses bras tout en canardant ses ennemis. Alors que les ralentis et les freeze-frame de John Woo ne cessent de figer ses héros dans un é destructeur, ils s'extirpent de cette spirale infernale par une rédemption touchante. Au final, il est même assez ironique qu'avec tous ces thèmes autour de la notion d'héritage, À toute épreuve n'ait jamais vraiment trouvé de successeur à la hauteur de son influence dans le cinéma d'action.

La suite est réservée à nos abonnés. Déjà abonné ? Se connecter

Lisez la suite pour 1€ et soutenez Ecran Large

(1€ pendant 1 mois, puis à partir de 3,75€/mois)

Abonnement Ecran Large
Rédacteurs :
Tout savoir sur À toute épreuve
Vous aimerez aussi
Commentaires
Veuillez vous connecter pour commenter
21 Commentaires
Le plus récent
Le plus ancien Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Kolby
Kolby
il y a 3 années

Time and rode, les actions sont illisibles

Arnaud (Le vrai)
Arnaud (Le vrai)
il y a 3 années

@Jsai

Jamais vu Time And Tide mais il me tente de ouf !! faut que je me lance, en plus il est sur Netflix ici

Jsaï
Jsaï
il y a 3 années

Time and tide aussi étais excellent !!

Nino Novaky
Nino Novaky
il y a 3 années

The Killer, je l’ai revu très récemment toujours très bon malgrés le côté nian nian dans les sentiments et l’utilisation des flash-backs qui m’ont toujours un peu gêné comme à la fin d’une balle dans la tête, que j’adore également et qui 1000 fois plus réussi que le syndicat du crime 3 de Tsui Hark.
Niveau polar faut pas non plus oublié Johnny To avec tout en haut les Élection 1 et 2, The mission, Ptu…

Arnaud (le vrai)
Arnaud (le vrai)
il y a 3 années

Je pense que je préfère The Killer et ça se dispute avec Une Balle Dans La Tête
Dans tous les cas on est dans le top du film polar/action, HK et US confondus

Une trilogie marquante que Woo n’arrivera jamais à reproduire à Hollywood (et on sait bien pourquoi …), malgré quelques films US pas degueulasses mais pas dingues non plus

Nino Novaky
Nino Novaky
il y a 3 années

Toujours la référence du polar operatique HK.
Woo à transposer les ballets de sabres du wu xia pian en combats de flingues.
Il a signé ce film comme son port pour Hollywood, on connaît la suite… A notre époque on l’aurait sûrement bombardé sur un star wars ou avenger, comme nombre de jeunes réals prometteurs qui deviennent exécutants.
Intéressant de voir que Tsui hark soit revenu de cette industrie pour pondre l’hommage/pieds de nez furibard qu’est Time and Tide, qui est tout aussi fou que son wu xia The Blade.

Pat Rick
Pat Rick
il y a 3 années

Excellent dans son genre, même si en le revoyant il m’a fait un peu moins d’effet.

Pi
Pi
il y a 3 années

Un film qui m’a marqué, je l’ai vu au cinéma en 1996, je crois. En français à l’époque. Ce film comporte les scènes de gunfight les plus impressionnantes et les plus techniques jamais réalisées. Le scénario par contre… Et les dialogues…
Je l’ai revu hier au soir en version numérique, je n’avais VHS tout ce temps et je l’ai tellement montrer à tout le monde qu’elle est très usées. Le film vieillit très bien, et personne à Hollywood n’a fait aussi bien depuis. Même Tarantino. Et je suis d’accord, malgré son scénario bancal, Face Off est le meilleur Woo de sa période américaine et certainement le meilleur Cage. La séquence de gunfight sur fond de Over the rainbow par Olivia Newton John est à la fois violente et émouvante.
Le seul truc que je repproche à Hardboiled, c’est la bande-son. Comme les films de Sergio Lénone, c’est un fim post synchronisé dont les dialogues en V.O sonnent faux parce que pas contextualisés acoustiquement et la musique est super envahissante. Ça nuit à l’impact des scènes d’action.
Par exemple, Mann a réalisé le meilleure scène de fusillade de tous les temps dans Heat, la scène de fusillade en pleine rue après le casse. Tous les sons sont des prises réelles, pas de musique, ça reste ce que j’ai vu de plus impressionnant dans le cinéma américain.

Rien que le plan séquence dans l’hopital est d’un très haut niveau.

Je regrette ce genre de cinéma. Aujourd’hui on n’a plus que des trucs à la The raid et John Wick qui sont juste des enchaînements d’ultra violence basique et répétitifs.

Depuis qu’il est revenu en Chine, Woo n’est plus que l’ombre de lui-même. Dommage.

alulu
alulu
il y a 3 années

Le tout premier virus chinois, ou les acteurs US avaient comme symptôme l’envie subite de faire des roulades et des glissades au sol tout en tirant. C’était mieux avant 🙂

Ash77
Ash77
il y a 3 années

Un classique de film d’action au même niveau que The killer. Personne n’est arrivé à faire mieux !