UNE ÉTOILE EST MORTE
À l’aube des années 2010, Salman Khan a été un nom essentiel à la renaissance du masala d’action bollywoodien. Avec des succès devenus cultes comme Dabangg ou la saga Tiger, l’acteur a touché les sommets du box-office indien durant près d’une décennie. Cependant même ses irateurs les plus dévoués doivent bien ettre que l’acteur est en perte de vitesse ces dernières années. Dabangg 3 et Tiger 3 ont d’ailleurs prouvé que même ses franchises les plus populaires ne suffisent plus à attirer le public en masse.
En ce sens, Sikandar semblait être conçu sur-mesure pour offrir à la superstar défaillante un retour flamboyant. Réalisé par le cinéaste tamoul A. R. Murugadoss, à qui l’on doit les inoubliables Ghajini et Thuppakki, ce projet pan-indien coche toutes les cases de ce qui cartonne actuellement en Inde. Un film d’action à très gros budget, un casting qui réunit les trois plus grosses industries du pays et même une touche de propos politique histoire de copier ouvertement le blockbuster historique Jawan.

Sikandar nous prouve pourtant que, si les derniers longs-métrages de Salman Khan ont échoué, ça n’est pas (uniquement) à cause de réalisateurs décevants ou d’une formule éculée. Le problème venait avant tout de Salman Khan. L’acteur n’a plus la forme physique qui lui permettait de jouer au héros viril. Il récite froidement ses dialogues en studio et la synchronisation chaotique laisse à penser qu’il ne tient pas particulièrement à multiplier les prises. Lors des combats, son visage est maladroitement incrusté sur le corps de ses doublures. Le Stallone de Bollywood s’est transformé en Steven Seagal.
Pour ne rien arranger, tout le casting semble se calquer sur le manque d’implication de la superstar en déclin. Inoubliable interprète de Kattapa dans la saga Baahubali, le vétéran Sathyaraj incarne ce qui est probablement le méchant bollywoodien le plus insipide et inconséquent de la décennie en cours. Ancien espoir particulièrement prometteur, Prateik Babbar fait peine à voir tant il cabotine dans un rôle ingrat. Seule la gracieuse Rashmika Mandanna relève le niveau, à tel point que l’écart de talent entre elle et Salman Khan devient bien plus choquant que leur écart d’âge.

RIEN NE VA PLUS
Contrairement aux aberrations qu’étaient Radhe et Kisi Ka Bhai Kisi Ki Jaan, on pouvait espérer que Sikandar offre au moins à Salman Khan un film techniquement solide et abouti. Après tout, A. R. Murugadoss fait partie des maîtres du blockbuster de Kollywood et il a déjà signé deux grands succès en s’essayant au cinéma hindi. Mais même sur ce point, la déception est de mise. On ne retrouve jamais sa mise en scène inventive. Le cinéaste semble en pilote automatique tout le long du film, coincé dans des clichés qui ont quinze ans de retard sur l’évolution frénétique du cinéma indien.
A. R. Murugadoss a toujours été réputé pour l’efficacité de ses séquences d’action. Difficile d’oublier la révolution technique qu’ont représenté les deux Ghajini pour leurs industries respectives. Mais cette fois-ci le cinéaste se heurte à un acteur déconnecté qui traverse très littéralement la majorité du film en ayant ses mains dans les poches. Il se voit ainsi condamné à découper ses plans le plus possible pour dissimuler la pauvreté des chorégraphies de combats.

Depuis que Lokesh Kanagaraj a sublimé l’utilisation du mocobot avec Vikram et Leo, tous les cinéastes indiens veulent suivre son modèle. A. R. Murugadoss n’y fait pas exception. Malheureusement son utilisation est si peu inventive qu’elle n’a pas le moindre impact sur le rythme des séquences d’action. Pire encore, en ayant systématiquement recours à des ralentis abusifs, le cinéaste vient tout simplement détruire l’intérêt du mocobot censé apporter de la rapidité et de la fluidité dans les mouvements.
Il y a fort à parier que ce renoncement total de la part du cinéaste soit lié aux conditions de tournage. Maintes fois repoussé, le projet a été bouclé à quinze jours à peine de sa sortie en salles. Pendant ce temps, Murugadoss tournait un autre film intitulé Madharasi dont le teaser sorti récemment surclasse l’intégralité de Sikandar. Au milieu de ce naufrage, seul l’incroyable directeur de la photographie S. Tirru s’illustre avec quelques plans sublimes qui sont en décalage total avec la médiocrité ambiante. Mais quand on le sait capable d’un Jigarthanda Double X, le voir gâcher son talent dans ce naufrage est presque attristant.

BÊTISE ARTIFICIELLE
Pour ne rien arranger, Sikandar ne sauve pas non plus les meubles du côté de l’écriture. Rarement un blockbuster si coûteux aura été décousu à ce point. Le film s’éparpille totalement en tentant de reproduire les thèmes de Jawan sans en saisir la consistance. Un peu d’empouvoirement féminin par-ci, un peu de sauvetage du système hospitalier indien par là, beaucoup de bagarre entre deux… Mais le résultat n’est qu’un étrange objet sans queue ni tête.
Le concept de base, qui est difficile à dévoiler sans divulgâcher la première demi-heure du film, est déjà peu convaincant. Mais en occupant son héros avec quatre histoires simultanées qui n’ont quasiment aucun lien, Sikandar oublie totalement ce qui est censé être le cœur émotionnel de son récit. On a l’impression de regarder un Let’s play épuisant dans lequel le joueur n’accepte que les quêtes secondaires aux dépens de l’histoire principale.

À l’heure où les débats sur l’intelligence artificielle s’enflamment, Sikandar ressemble terriblement à la vision que se ferait une IA du parfait masala d’action. Tous les ingrédients sont là, la recette est appliquée en théorie mais l’ensemble manque cruellement d’âme et de conviction. Et compte tenu du manque d’encadrement de l’IA dans le cinéma indien, il n’y aurait rien de surprenant à apprendre que le scénario a été partiellement programmé par ChatGPT ou tout autre générateur de texte.
Ça n’est d’ailleurs pas un hasard si le compositeur Santhosh Narayanan a ouvertement avoué avoir utilisé un programme d’intelligence artificielle pour la bande-originale du film. Quand on compare ce dont Narayanan a été capable récemment avec la partition épique de Kalki 2898 AD, l’écart qualitatif est vertigineux. On remplace des pistes grandioses et intenses par une composition programmatique, trop envahissante et sans intérêt. Au final, si le futur du cinéma indien ressemble à Sikandar, il y a plus d’une raison de s’inquiéter.
